Si on avait demandé à lord Durham de justifier son Rapport en une phrase, il aurait fort bien pu répondre ; « Parce que nous sommes en 1839 ! » Au Québec, on associe généralement Durham à une sorte de Bonhomme Sept Heures qui a voulu nous assimiler pour nous sortir de notre torpeur historique. C’était son intention manifeste. Mais il n’avait rien d’un épouvantail ou d’un épouvantable comme son prédécesseur, aussi général que gouverneur, John Colborne, surnommé le « Vieux Brûlot », pour sa manie, dans la fièvre du combat, de piller et de brûler les villages patriotes.
En termes contemporains, Lord Durham aurait plutôt l’allure moderne de ses trois fils spirituels québécois : Wilfrid Laurier, Louis Saint-Laurent et Pierre Elliott Trudeau, qui, en substituant le Canada à la Grande-Bretagne, ont transposé, à des degrés divers, sa politique impériale unitaire envers le Québec et la nation québécoise.
John George Lambton naît en 1792 en état de grâce politique comme une sorte de John F. Kennedy de l’époque. Son père est le fondateur des Amis du peuple / The friends of the people, une société dont le nom n’est pas sans évoquer celui du journal révolutionnaire de Jean-Paul Marat. Son père adoptif, Thomas Beddoes était encore plus radical. Ainsi, dès son adolescence estudiantine au Eton College, il aurait déjà pu assumer le surnom qu’on lui prêtera à la fin de sa vie : « Radical Jack ».
Contemporain de Byron et de Shelley, George Lambton a tout d’un héros romantique. Un jeune premier en fait. À vingt ans, il enlève une demoiselle Chomondeley pour l’épouser ; il hérite, à sa majorité, d’un château à Newcastle et de terres qui font de lui un millionnaire et le propriétaire d’une exploitation minière qui lui vaudra son premier surnom : Roi du Charbon ; la même année, en 1813, il est élu, à l’âge de 21 ans, député du comté de Durham, et se consacre aussitôt à ce qui sera le leitmotiv de sa carrière politique : la défense des pauvres et des peuples opprimés.
Élevé à la pairie et fait baron en 1828, titulaire d’un ministère dans le gouvernement dirigé par son beau-père, Lord Grey, dont il a épousé la fille, Lady Louisa, en secondes noces, l’année de la mort de sa première femme fauchée par la tuberculose en 1815, le nouveau Lord Durham a déjà attaché son nom à un projet de réforme électorale qui n’aura finalement été accepté par les Chambres qu’en 1832, après seize ans d’une lutte acharnée dont il aura été le principal champion.
Durham est un preux intransigeant et irascible. Ses colères monumentales lui auront aliéné aussi bien ses compagnons d’armes radicaux que son beau-père. Elles lui vaudront éventuellement d’être écarté du cabinet et de se voir confiné de plus en plus à des missions diplomatiques.
Tout d’abord, en 1828, auprès de Léopold, roi des Belges, qui conservera son trône grâce à l’intervention de Durham. Et ensuite, en 1832, en Russie, où il parviendra de main de maître à liquider les questions belge, polonaise et rhénane qui obscurcissaient le paysage international du moment.
Durham est un animal politique : il n’est pas du genre à se laisser écarter facilement, Tout au plus est-il de ceux qu’on peut éloigner temporairement, en prenant le risque qu’ils en profitent pour augmenter leur portefeuille politique. Ce qui ne manqua pas d’arriver. Dès son retour triomphal de Russie, en 1832, Durham se fâche avec ses collègues sur la question irlandaise, démissionne plutôt que de voter pour le Bill de coercition, laisse courir le bruit qu’il s’apprête à fonder un nouveau parti politique et devient plus gênant et plus radical que jamais en revendiquant
désormais le droit de vote pour tous sans exceptions, propriétaires et locataires, avec le vote secret en prime et le bouquet : un mandat parlementaire de cinq ans.
Lord Melbourne, le nouveau premier ministre, élu aux élections de 1833 avec une faible majorité, n’a d’autre choix que de le charger sur-le-champ d’une nouvelle mission diplomatique en Russie.
Le règlement définitif de la crise russo-turque retiendra Durham jusqu’en juin 1837. Quand Durham revient en Angleterre, le feu est aux poudres. Les réformistes contestent la politique coloniale du gouvernement dans presque les mêmes termes que John Arthur Rœbuch avait employés, à titre de représentant de l’Assemblée du Bas-Canada à la Chambre des communes, en 1834 : « Les Canadiens, qui ont imbibé l’esprit de liberté de l’Amérique, subissent avec impatience l’insolence, l’ignorance, l’incapacité et les vices d’un nid de misérables fonctionnaires, qui, sous la domination nourricière de l’Angleterre, se sont constitués en une aristocratie, dotée de tous les vices d’un tel corps ».
Melbourne, encore une fois réélu avec une faible majorité, ne peut se permettre, dans les circonstances, de garder trop longtemps Durham dans les parages. Il lui offre illico le poste de Gouverneur général du Canada. Après quatre ans d’hiver en Russie, Durham refuse net.
Le 22 décembre 1837, lorsque la nouvelle de la Rébellion au Canada parvient à Londres, Melbourne réitère son offre, en bonifiant le poste de pouvoirs discrétionnaires. Durham accepte, exige une Commission d’enquête, en se réservant le droit d’en nommer les membres, et obtient la ratification du Parlement, principalement en raison de la sympathie qu’on lui porte et de la crédibilité diplomatique qu’on lui accorde.
Pour Durham, dans la mesure où sa mission au Canada sera couronnée de succès, ce dont il ne peut pas douter, l’occasion est rêvée. Elle pourra lui ouvrir la porte du pouvoir en Angleterre. Une éventualité que Melbourne n’a pas manqué d’envisager. Ses actions ultérieures le prouveront.
Le 24 avril 1838, à Portsmouth, le Durham qui s’embarque pour les Canadas est un homme doué d’une intelligence politique d’une vivacité exceptionnelle. Mais c’est aussi un novice dans l’art plutôt balourd de gouverner les colonies de l’Empire. Tout son séjour au Canada portera la marque d’un homme brillant, pressé par le temps et l’urgence de saisir le moment. Ce qu’il n’a pas encore compris, c’est que l’Empire ne fait maintenant appel à des hommes d’action que pour gagner des batailles militaires.
Il débarque à Québec le 29 mai. Un mois plus tard, le 28 juin, jour du couronnement de la princesse Victoria, il amnistie les prisonniers politiques sans autorisation préalable, se contentant de faire parvenir une lettre explicative à la nouvelle Reine.
Le 2 juillet, il déporte le restant des prisonniers politiques aux Bermudes et quitte Québec le lendemain pour prendre le pouls de Montréal où il s’arrête une semaine. Poursuivant son voyage, il visite Cornwall, Kingston, se rend à Niagara, effectue une courte incartade sur le territoire des États-Unis où il boit à la santé du président Van Buren et termine sa tournée, le 16 juillet, à Toronto où il séjourne à peine deux jours et se contente d’une entrevue de vingt minutes avec les frères Baldwin pour valider l’option de son conseiller Edward Gibbon Wakefield : un gouvernement responsable.
Revenu à Montréal, il perd toute patience avec les marchands anglais et s’emporte contre eux. Fin juillet, il retourne à Québec pour apprendre que Londres lui a reproché le choix d’un des trois secrétaires de sa Commission d’enquête. Fin août, il est à nouveau à Montréal, mais cette fois uniquement pour assister à une course de chevaux.
Le 19 septembre, il apprend par les journaux américains que son ordonnance d’amnistie du 28 juin est
désavouée par le cabinet Melbourne. Le 25 septembre, il écrit sa lettre de démission. Le 9 octobre, il lance une proclamation musclée contre les décisions du cabinet, ce qui lui vaudra un nouveau surnom, celui de Lord High Seditioner. Le 1er novembre, malade et découragé, il s’embarque sur L’Inconstant où, en cours de route, il remet en ordre les documents qu’il a accumulés pendant son séjour au Canada qui a duré à peine quatre mois. Le 30 novembre 1838, il débarque en Angleterre.
Deux mois plus tard, le 31 janvier 1839, il appose sa signature au bas de son Rapport, une étude de trois cents pages qui demeure un document d’une lucidité implacable. D’autant plus remarquable qu’il annonçait la conquête du gouvernement responsable et la naissance du Commonwealth britannique, en même temps qu’il laissait déjà entrevoir la Confédération et fixait la stratégie unitaire du dialogue et des rapports la collaboration entre Canadiens anglais et Canadiens français pour plus d’un siècle et trois-quart.
Le 4 février, Durham remet son Rapport à Melbourne et, le 8 février, le London Times en publie des extraits pour forcer la main du cabinet qui se refusait à le soumettre au Parlement.
Début mai, après de multiples tergiversations, le gouvernement présente le Bill d’Union du Bas et du Haut-Canada à la Chambre des communes. Plus d’un an plus tard, le 23 juillet 1840, le bill d’Union reçoit finalement la sanction royale. À peine cinq jours avant que Durham ne meure, emporté à son tour par le mal romantique. La même tuberculose qui frappe son jeune contemporain, le poète John Keats, qui a écrit que « la vie d’un homme est une continuelle allégorie ». Le souvenir persistant de Lord Durham en témoigne encore aujourd’hui.
La carrière du Rapport Durham ne s’est pas limitée au seul Canada. De l’avis des historiens britanniques, c’est un des documents politiques majeurs de l’Empire : la charte du développement des colonies blanches. Durham a adopté la thèse réformiste de Wakefield, voulant que ces colonies doivent être considérées comme des extensions de la société anglaise et compétentes à ce titre pour diriger leurs propres affaires. D’où l’acquisition d’un gouvernement responsable, en tutelle néanmoins pour les relations étrangères, les questions constitutionnelles, les échanges internationaux et la répartition des territoires.
En 1844, pour honorer la mémoire de Lord Durham, on a érigé un temple grec dans son domaine de Newcastle ; un mémorial qui, pour plusieurs, est devenu aujourd’hui celui de l’Empire lui-même.