Dans l’édition du 10 mai du Devoir, l’historien Frédéric Bastien se prononce contre l’extension des dispositions de la Loi 101 au cégep en se basant sur son expérience d’enseignant au cégep Dawson.
Il divise ses étudiants en trois groupes, francotropes, anglotropes et autres. Selon lui, les étudiants du premier groupe, en provenance de pays de langue latine ou ayant fait partie de la sphère d’influence de la France, sont « fortement francisés et intégrés à la majorité linguistique ». Leur DEC en anglais « ne change rien à cela, sinon qu’ils possèdent une meilleure capacité à parler anglais à la fin de leurs études chez nous ».
Dans le deuxième groupe, soit celui des étudiants provenant de pays sous influence anglo-saxonne, il constate « une tendance à vouloir s’intégrer à la communauté anglophone ».
Quant au troisième groupe, où l’on trouve, entre autres, des étudiants d’origine chinoise et russe, « certains sont très francisés et intégrés, d’autres beaucoup moins ».
Et quelle est la solution de Frédéric Bastien en lieu et place de l’extension de la Loi 101 au cégep? Abandonner les efforts de francisation de ceux qui ne font pas partie du groupe des francotropes et sélectionner à l’avenir « ceux qui sont susceptibles de s’intégrer à la majorité francophone ».
Une approche non-scientifique
Il est quand même ahurissant de constater qu’un historien comme Frédéric Bastien, qui se targue d’avoir une approche scientifique des phénomènes sociaux, mette de l’avant une politique sur la base de sa seule expérience personnelle. Un minimum de recherche lui aurait appris qu’il existe une étude sérieuse sur le sujet qui contredit ses conclusions.
En effet, une importante enquête menée, en 2010, par l’Institut de recherche sur le français en Amérique (IRFA) et la Centrale des syndicats du Québec (CSQ) a démontré que la fréquentation des cégeps anglophones par de plus en plus d’allophones et de francophones est un important facteur d’anglicisation.
Le premier volet de cette Enquête sur les comportements linguistiques des étudiants du collégial (ELEC), menée par les chercheurs Patrick Sabourin, Mathieu Dupont et Alain Bélanger décrivait les comportements des étudiants francophones, anglophones et allophones concernant la langue d’usage utilisée dans les commerces, au travail, à la maison, avec les amis, de même que dans la consommation de biens culturels (film, télévision), selon la langue de l’institution d’enseignement collégial fréquenté.
Les résultats de l’enquête confirmaient les pires craintes de tous ceux qui s’inquiètent du passage de plus en plus d’étudiants allophones – mais également francophones – aux cégeps anglais après leurs études secondaires en français et qui, pour cette raison, prônent l’extension des dispositions de la loi 101 au réseau collégial.
Les auteurs rappelaient que la moitié environ des allophones font chaque année le choix du cégep anglais. Parmi ceux qui ont fréquenté le réseau scolaire de langue française, 40% passent du côté anglophone au niveau collégial.
Bien que le pourcentage de francophones passant du secondaire français au collégial anglais ait été à l’époque inférieur à 5%, en chiffres absolus leur nombre augmentait et était similaire à celui des allophones. En effet, en 2006, 1539 étudiants francophones avaient fait le saut au collégial anglais et 1540 allophones les imitaient.
La situation a empiré depuis. Dans un récent article, Charles Castonguay a montré qu’en 2015, 2 250 francophones et 1 950 allophones sont passés du secondaire français au cégep anglais.
Le phénomène touche principalement l’île de Montréal où, selon le recensement de 2011, les anglophones comptaient pour 18 % de la population. D’après l’édition la plus récente des Statistiques de l’enseignement supérieur, en 2012 le cégep anglais y accaparait 36 % de l’effectif étudiant collégial à temps plein et à temps partiel. Au pré-universitaire, c’était 44 %.
Les résultats de l’enquête
Les données de l’enquête de l’IRFA sont d’autant plus convaincantes que celle-ci a été menée auprès d’un très large échantillonnage de plus de 3200 étudiants provenant de sept cégeps de l’île de Montréal qui ont répondu à un questionnaire comptant plus de 40 questions.
L’échantillon de l’ELEC se répartit ainsi : 1736 étudiants du cégep français, dont 79% sont de langue maternelle française, 2% de langue maternelle anglaise et 19% de langue maternelle autre.
L’échantillon du cégep anglais compte 1494 étudiants, dont 16% sont de langue maternelle française, 51% de langue maternelle anglaise et 32% de langue maternelle autre.
Faits saillants
Langue d’usage public
Langue dans laquelle on s’adresse à un vendeur dans un commerce
93% des allophones qui fréquentent le cégep français utilisent principalement le français lors de leurs achats, mais seulement 40% de ceux qui fréquentent le cégep anglais le font.
Dans le cas des francophones, si 97% de ceux qui fréquentent le cégep français utilisent principalement le français, seulement 64% de ceux qui fréquentent le cégep anglais s’adressent au vendeur en français.
Langue de travail
81% des allophones qui fréquentent le cégep français utilisent le français le plus souvent au travail contre 40% pour ceux qui fréquentent le cégep anglais.
Dans le cas des francophones, si 91% de ceux qui fréquentent le cégep français utilisent principalement le français, seulement 60% de ceux qui fréquentent le cégep anglais ont le français comme langue habituelle de communication dans leur lieu de travail.
Langue d’usage privé
Langue parlée à la maison
La majorité des allophones ne parlent ni le français ni l’anglais à la maison. Cependant, on remarque tout de même que 35% de ceux qui fréquentent le cégep français utilisent le français le plus souvent à la maison, alors que c’est le cas d’à peine 4% de ceux qui fréquentent le cégep anglais.
Dans le cas des francophones, si 99% de ceux qui fréquentent le cégep français utilisent principalement le français à la maison, la proportion tombe à 73% chez ceux qui fréquentent le cégep anglais. À noter que les auteurs ont retiré de leur analyse les étudiants qui avaient le français et l’anglais comme langues maternelles.
Langue utilisée avec les amis
Première constatation : les langues autres que le français et l’anglais sont peu utilisées avec les amis (moins de 10% des cas, peu importe la langue d’enseignement au cégep), signe que le français ou l’anglais s’impose comme langue commune entre les jeunes de langues maternelles diverses.
85% des allophones qui fréquent le cégep français utilisent le français le plus souvent avec leurs amis, alors que c’est le cas pour seulement 15% de ceux qui fréquentent le cégep anglais.
Dans le cas des francophones, si 98% de ceux qui fréquentent le cégep français utilisent le français le plus souvent avec leurs amis, cette proportion tombe à 52% chez ceux qui fréquentent le cégep anglais. À noter que ces francophones sont nettement moins nombreux à parler le plus souvent français avec leurs amis (52%) qu’à la maison (73%).
Langue de consommation de biens culturels
Cinéma
À peine 45% des allophones qui fréquentent le cégep français regardent le plus souvent des films en français, alors que ce pourcentage s’effondre à seulement 3% chez ceux qui fréquentent le cégep anglais.
Dans le cas des francophones, si 65% de ceux qui fréquentent le cégep français regardent le plus souvent des films en français, ils ne sont que 13% chez ceux qui fréquentent le cégep anglais.
Télévision
Les allophones qui fréquentent le cégep français consacrent 56% des heures d’écoute de télévision aux émissions de langue française. Ce pourcentage n’est que de 22% chez ceux qui fréquentent le cégep anglais.
Si les francophones consacrent 66% des heures d’écoute de télévision aux émissions de langue française, ce pourcentage dégringole à 34% chez ceux qui fréquentent le cégep anglais.
Conclusion
Les auteurs de la recherche rappellent l’importance de la socialisation à l’âge des études collégiales. Les jeunes tissent leurs premiers réseaux de contact, obtiennent leurs premiers emplois sérieux, forment des couples. Leur enquête démontre que l’anglais occupe une place importante dans les espaces de socialisation de ces jeunes.
Cette importante recherche contredit les prétentions de ceux qui, comme Frédéric Bastien, affirment que la fréquentation du cégep anglais par les allophones et les francophones n’est qu’un moyen pour ces étudiants de parfaire leur connaissance de l’anglais et qu’elle n’a aucun effet sur leur assimilation future à la communauté anglophone.
L’étude confirme le fait que la langue est indissociable de la culture. Étudier en anglais, c’est vivre dans un environnement social et culturel anglophone. C’est se préparer à travailler plus tard en anglais et s’assimiler à la communauté anglophone.
Photo : Radio-Canada
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