Impossible de comprendre l’élection de Trump sans référence au Tea Party et impossible de résoudre l’énigme du Tea Party sans connaître le Sud des États-Unis. Heureusement, Ginette Chenard vient palier cette lacune avec son monumental Le Sud des États-Unis (Septentrion).
Dans cet ouvrage de 640 pages, qui aborde tous les aspects de la vie du Sud, elle rappelle que la division Nord/Sud a été largement établie en fonction de la pratique de l’esclavage et elle salue la préscience d’Alexis de Tocqueville qui, au milieu du XIXe siècle, écrivait : « Le plus redoutable de tous les maux qui menacent l’avenir des É-U nait de la présence des Noirs sur leur sol. Lorsqu’on cherche la cause des embarras présents et des dangers futurs de l’Union, on arrive presque toujours à ce premier fait, de quelque point qu’on parte ».
Au terme d’un magistral rappel historique, Mme Chenard conclut que « la peur du Noir subsiste encore de nos jours comme l’un des traits les plus saisissants, incohérents et pernicieux de la culture identitaire sudiste ». L’écrivain sudiste William Faulkner ne disait pas autre chose lorsqu’il écrivait : « Le passé n’est jamais mort. Il n’est même pas encore passé. »
Pourtant, des occasions historiques se sont présentées de tuer ce « passé » esclavagiste. Ainsi, l’ancienne déléguée du Québec à Atlanta rappelle les avancées émancipatrices, tant économiques que politiques, de la période méconnue de la Reconstruction (1865-1877), qui a suivi la Guerre de Sécession et l’abolition de l’esclavage.
En témoigne, pour ne prendre qu’un indicateur, le fait qu’on comptait 270 législateurs afro-américains en 1868 et que ce nombre avait grimpé jusqu’à 325 en 1872.
Mais tout a basculé avec l’élection présidentielle contestée de 1876, alors que le candidat républicain Rutherford B. Hayes n’a accédé à la présidence qu’au terme d’une entente avec des élus démocrates sudistes qui lui ont imposé la fin des réformes de la Reconstruction, le départ du Sud de l’armée nordiste et l’engagement d’entamer l’industrialisation du Sud ravagé par la guerre.
Le Sud célébrait sa première victoire politique sur le Nord. Moins de douze ans après une guerre sanglante, les anciennes élites confédérales et suprématistes reprenaient les rênes du pouvoir. Dès 1877, le total des législateurs afro-américains était redescendu à 60 avant d’être réduit à zéro en 1901.
Les élites démocrates sudistes ont instauré les lois Jim Crow, les « Black Codes » et la politique ségrégationniste du « égal mais séparé », en s’appuyant sur le Ku Klux Klan, branche paramilitaire du Parti démocrate, fondé en 1865 par d’anciens soldats confédérés hostiles à l’émancipation des Afro-Américains.
Plus tard, c’est en se réclamant du 10e amendement, qui stipule que les pouvoirs résiduaires appartiennent aux États, que le Solid South démocrate invoqua la prévalence de la doctrine des Droits des États pour bénéficier des programmes du New Deal de Roosevelt, sans remise en question de l’ordre racial.
Que la promulgation de législations antiségrégationnistes, au cours des années 1960, ait été l’œuvre d’un président démocrate du Sud, Lyndon B. Johnson, s’explique, selon Mme Chenard, par le fait que les nouveaux riches des hydrocarbures du Texas, d’où il était issu, s’étaient montrés beaucoup plus favorables au New Deal.
L’auteure présente une excellente synthèse des différents courants du nationalisme noir, de Booker T. Washington à W.E.B. Dubois et Marcus Garvey, jusqu’aux Martin Luther King, Malcolm X et les leaders du Black Panthers Party.
Cependant, là encore, comme lors de la période de la Reconstruction, le mouvement d’émancipation des années 1960 n’a pas été mené à terme. La classe dirigeante sudiste a abandonné le Parti démocrate, mais s’est regroupée au sein du Parti républicain d’abord avec Nixon, puis sous Reagan, en menant une attaque frontale contre les programmes sociaux.
L’élection de Barack Obama a provoqué dans le Sud une réaction viscérale, qui s’exprime dans le Tea Party, et le recours à de nombreux stratagèmes pour éloigner les Noirs – mais aussi les Hispanophones – des boites de scrutin.
Des mutations démographiques profondes vont peut-être, à terme, changer les choses. De 1960 à 2010, la population des douze États du Sud a doublé et le Sud compte maintenant un tiers de la population états-unienne. Le taux de croissance est particulièrement spectaculaire chez les Hispanophones, qui ont aujourd’hui supplanté les Noirs comme principal groupe minoritaire au Texas et en Floride, de même que dans l’ensemble des États-Unis (16,3 % versus 13,6%).
L’économie du Sud a aussi évolué. À un système économique quasi-féodal, basé sur les grands propriétaires terriens, a succédé une économie dominée par les industries de la défense, de l’automobile et de l’aérospatiale, mais avec des conditions d’exploitation de la main-d’œuvre dignes des plantations avec les législations « Right to Work », qui interdisent, à toutes fins pratiques, la syndicalisation.
De ce livre encyclopédique – Mme Chenard semble avoir tout lu sur le Sud – se dégage le sentiment que les fondements de l’ordre racial qui se perpétue sont minés par l’immigration, l’urbanisation et l’industrialisation et qu’une nouvelle vague d’émancipation est en gestation.
À lire pour comprendre Trump, mais aussi pour avoir l’impression qu’il est la queue de la comète du régime ségrégationniste toujours en place, mais en perdition.
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