Voyage en Ferronnerie (1ère partie)

2017/09/08 | Par Simon Rainville

Peu d’illustres familles traversent l’histoire du Québec. Les Ferron sont une exception : ils nous ont donné l’un de nos plus grands écrivains, Jacques, et l’une de nos plus grandes peintres, Marcelle. À cette famille appartiennent aussi Madeleine, folkloriste et auteure, femme de Robert Cliche, avocat, juge et politicien. S’ajoute Thérèse, reportrice et écrivaine, alors que Paul, médecin pratiquant dans le même cabinet que son frère Jacques, complète le portrait, bien qu’il semble être le seul à ne pas avoir tenté sérieusement sa chance dans les arts.

Alors que les deux tomes de la correspondance à trois têtes entre Jacques, Madeleine et Robert constituent un portrait sociopolitique et littéraire d’Une famille extraordinaire qui se forme à l’époque duplessiste et qui prend conscience que Le Québec n’est pas une île au tournant des années 1960, le recueil centré sur Marcelle démontre que cette diablesse de femme s’est donné Le droit d’être rebelle en menant la vie libre de l’artiste, fait rarissime pour une femme de l’époque. Bref, une plongée fascinante dans l’histoire du Québec des années 1944-1965.

« La culture ne s’hérite pas, disait l’autodidacte Malraux, elle se conquiert ». Nés d’un père libre-penseur issu de la petite bourgeoisie et d’une mère morte très jeune, qui aimait la peinture, les Ferron conquièrent la culture tout au long de l’après-guerre. Conquête, d’abord, d’une culture générale qui leur semble incomplète à cause de leur éducation cléricale et qu’ils chercheront à parfaire toute leur vie. Conquête, ensuite, de leur place dans la culture canadienne-française en voie de devenir québécoise. Sans parler de génération spontanée, qui se serait faite elle-même, sa lutte est en soi fascinante.

On a dit que lire L’homme rapaillé revenait à voyager en Mironie. La lecture de ces correspondances nous mène en « Ferronnerie », pour reprendre l’expression forgée par Marcelle en 1959, tant le clan possède une unité artistique et familiale remarquable. L’influence de chacun des membres dans le parcours des autres est indéniable.

Une idée discutée se trouve dans l’œuvre de l’un ou l’autre. « La famille, dit Jacques à 1965, nous la tordons et lui faisons rendre tout son jus ». C’est que la famille, ce « refuge du primitivisme » poursuit-il, est « une cellule expérimentale où, les uns et les autres, on essaie ses idées et ses passions ». Ce à quoi Marcelle répond : « Contrairement à ce que tu dis, je ne crois pas que la famille soit un monde. On ne peut faire l’analyse de la société québécoise à partir de notre chère famille, vu que cette même famille s’est constituée à partir d’affinités ».

Voilà bien ce qu’est une correspondance : le partage d’affinités et d’intimités sur fond historique. Les Ferron mélangent vie privée et publique allégrement. Robert, par exemple, interpelle les Automatistes (dont Marcelle est membre) alors que Jacques critique parfois ouvertement les positions de Robert. Il est naturellement beaucoup question d’écriture, de lecture et d’arts dans la fratrie, où l’Index n’est pas respecté. On lit sans scrupules Sade, Céline, Kafka, Gide, Dostoïevski, Beckett, Sartre, Camus et compagnie. Les sœurs discutent particulièrement de Woolf et Beauvoir, y trouvent des modèles et de nouvelles sensibilités.

Les années passent et Jacques politise son œuvre. À la lecture de Kerouac, dont il découvre avec surprise les origines canadiennes-françaises, il a cette réflexion qui stimulera sa création : « C’est instructif. On ne devient pas un grand écrivain américain sans culture ni métier ».  Il sera donc un « écrivain américain », au sens géographique et culturel du terme, en opposition à un écrivain français et européen. Il lui apparaît désormais impossible de dissocier son œuvre du sort du Québec puisque « le moi (…) au Québec n’est jamais profond et repose sur la nationalité ».

Il répète souvent qu’il est nationaliste par défaut : « Pour ma part je ne suis pas né nationaliste. Je le suis devenu en écrivain, quand je me suis rendu compte que notre pays se rapetissait et que nous ne formions plus qu’une faune résiduaire pouvant tout au plus intéresser les folkloristes ». La question de filiation devient alors capitale et Jacques part à la recherche d’une tradition autre que celle de l’Église et des conservateurs. Il s’interroge sur le sens de la filiation, sur la dette à accepter des aînés et le crédit à léguer aux enfants. La lecture des anthropologues – Lévi-Strauss en particulier – marque durablement les Ferron.

Madeleine prend conscience de la rupture anthropologique qui se produit dans les années 1960, elle qui craint la jeunesse et admet à Jacques ne pas la comprendre : « C’est la scission entre le passé et l’avenir, c’est la rupture des générations. C’est la fin du folklore (tu avais raison), de celui qui existe présentement. Il est évident qu’il s’en créera un autre. »  Parti pris la répugne au plus haut point, représentant de cette génération « unique, uniforme, télé-conditionnée ». La gauche décolonisatrice, de qui Jacques se rapproche un moment à la recherche d’héritiers, elle la décrie : « Parce qu’ils se parlent beaucoup entre eux, s’imaginent parler à beaucoup de monde (…) Ils se tiennent repliés sur eux-mêmes, purs, irréels, admirables et féroces ».

Ces discussions anthropologiques mènent Jacques à cette réflexion, qui montre que quelque chose se brise néanmoins à la fin des années 1950 : « Les peuples qui se meurent attirent corbeaux, vautours et folkloristes ». Il comprendra rapidement que la césure est passagère et qu’un renouveau national et social se trame.

La Révolution tranquille ne leur apparaît pourtant pas si glorieuse et la rupture, pas si importante. Même si Jacques est heureux de la fin « de l’ère des dinosaures, qui finit avec Duplessis », il ne peut s’empêcher cette réflexion : « Parfois je me dis qu’il n’est pas aussi plaisant que je le prévoyais de vivre en un siècle de transformation. Tu marches le premier de ta race dans la brousse. Ah, c’est beau, c’est édifiant. Mais comme était moins fatigante la trace des ancêtres battue comme un chemin de vaches ! »

Madeleine est déçue du PLQ, dont son mari est membre actif, et remarque, en 1963 : « Ça s’en vient aussi puant que du temps de l’Union nationale ». L’ingérence politique est redevenue monnaie courante. Marcelle se plaint d’avoir été écartée de plusieurs concours artistiques puisqu’elle est la sœur des Ferron, qui viennent de fonder le Parti Rhinocéros pour ridiculiser le fédéralisme.

La chute de la pratique religieuse et du pouvoir clérical est cependant en cours, ce qui marque durablement les Ferron. Madeleine, la plus attachée à l’Église, résume les discussions, en 1964 : « Le monde ne pourra pas vivre longtemps entre l’absurde de la vie et l’angoisse de la mort. En perdant notre foi de charbonnier, on a pris bien des risques ».

La morale en est bouleversée jusque dans l’éducation des enfants. Les frères et sœurs se conseillent sur les méthodes à retenir et celles à rejeter. Jacques y va de l’une de ses formulations typiques : « À défaut de Dieu, il faut bien faire le bruit soi-même pour impressionner les jeunes esprits ». Plus tard, il ajoute : « Je me suis attaqué à Dieu, au Pape, aux traditions. J’ai l’impression que ce n’était pas là des combats bien sérieux et que je trouverai en mes enfants des adversaires plus redoutables. Ma foi, cela ne me déplaît pas ».

Cette mutation sera une épreuve pour l’unité de la famille Ferron et du Québec : le statut de la femme et celui de la nation québécoise créeront de grands remous.

La suite dans notre prochain numéro.

Robert Cliche, Jacques Ferron et Madeleine Ferron, Une famille extraordinaire. Correspondances 1/ 1946-1960, et Le Québec n’est pas une île, Correspondances 2/1960-1965, Montréal, Leméac, 2012 et 2015, 432 et 568 p.

Correspondance de Marcelle Ferron avec Jacques, Madeleine, Paul et Thérèse Ferron, Le droit d’être rebelle, Montréal, Boréal, 2016, 640 p.