Que le gouvernement canadien refuse de taxer Netflix est certes un scandale énorme. Mais cela ne résume pas la menace qui pèse sur la culture québécoise.
Quelques jours avant la présentation par la ministre Mélanie Joly de sa politique culturelle sous le titre « Un Canada créatif – Une vision pour les industries créatives canadiennes », Netflix augmentait ses tarifs mensuels de 9,99 $ à 10,99 $, ce qui lui permettra de dégager une bonne partie des 500 millions $ promis pour des productions canadiennes « créatives » au cours des cinq prochaines années.
Cette politique semble être relativement bien accueillie par les producteurs canadiens-anglais qui y voient une « revanche » sur leurs collègues québécois, dont les productions sont, en bonne partie, financées par le Fonds des médias, dont 70 % des revenus proviennent des redevances des câblodistributeurs. Mais ces revenus sont en baisse parce qu’une proportion grandissante de Canadiens – 16 % au Québec – envisagent de se débrancher du câble au profit de l’Internet.
Selon Marilyn Terzic, spécialiste en droit commercial international, il y a déjà de « plus en plus de coproductions canadiennes sur Netflix », mais elle n’en a recensé qu’en anglais. Il s’agit de huit téléséries coproduites par Netflix avec la CBC, Corus et City TV, entre autres, ainsi que d’une douzaine de séries pour enfants.
Quant aux 25 millions $ promis pour des productions francophones, la ministre Joly n’a donné aucune assurance que les producteurs, réalisateurs et artistes québécois ne seront pas assujettis aux décisions des producteurs états-uniens de Netflix.
Le refus de taxer Netflix et les autres plateformes numériques – alors que tous les autres pays le font – met en danger la culture québécoise, non seulement à cause de la propriété étrangère de ces entreprises, mais aussi par la structure particulière de l’Internet.
Dans son livre Move Fast and Break Things. How Facebook, Google and Amazon Cornered Culture and Undermined Democracy (Little, Brown and Company), Jonathan Taplin démontre comment l’Internet – dont la structure décentralisée avait suscité à sa naissance beaucoup d’espoirs démocratiques – est maintenant contrôlé par de puissants monopoles dirigés par des libertariens.
En 2006, aux États-Unis, les cinq entreprises les plus importantes étaient ExxonMobil, General Electric, Microsoft, CitiGroup, BP et Royal Dutch Shell. Dix ans plus tard, en 2016, on trouve en tête du palmarès Apple, Alphabet (Google), Microsoft, Amazon, Facebook et ExxonMobil. Ces entreprises se sont hissées au sommet en éliminant la concurrence. En 2004, Google (35 %) partageait le marché des moteurs de recherche avec Yahoo (32 %) et MSN (16 %). Aujourd’hui, Google accapare 88 % du marché états-unien et encore plus ailleurs dans le monde. En 2004, aux États-Unis, les ventes d’Amazon s’élevaient à 6,9 milliards $. Une décennie plus tard, c’étaient 107 milliards $, avec le contrôle de 65 % des ventes en ligne de livres, imprimés et numériques.
C’est le phénomène du « winner-takes-all » (le gagnant emporte toute la mise). Le marché des disques et des films l’illustre encore mieux. Autrefois, c’était la règle du 80-20 qui s’appliquait. 80 % des revenus étaient tirés de la vente de 20 % des produits. Aujourd’hui, 80 % des revenus proviennent de la vente de 1 % des produits ! L’arrivée d’Internet avait suscité, chez les artistes, l’espoir de pouvoir contourner le filtre imposé par les « majors » du disque et du cinéma. Aujourd’hui, Google, Amazon, Apple et Facebook ont érigé des barrières encore plus insurmontables. Netflix va exercer le même tamisage à l’égard des téléséries.
Le monopole exercé par les géants du numérique est plus absolu que celui des monopoles du monde physique. La particularité unique de la structure d’Internet isole les producteurs les uns des autres, de même que les consommateurs, et permet d’exercer une plus grande discrimination.
De plus, contrairement aux télédiffuseurs et aux câblodistributeurs, Google, YouTube et Facebook n’investissent pas dans la production. Facebook ne vend pas de produits culturels. Il vend des informations personnelles de ses utilisateurs à des entreprises de publicité. Google ne fait pas la différence entre une vidéo artistiquement exceptionnelle et une vidéo de chatons, si ce n’est par le nombre de clics qu’on peut vendre à un annonceur.
Plusieurs de ces géants ne rétribuent pas les artistes. Au contraire, ils les volent, en toute impunité, au mépris de la propriété intellectuelle. Pendant des années, Napster et des sites pirates ont rendu la musique accessible gratuitement, si bien que les revenus de cette industrie ont fondu de 20 à 7,5 milliards aux États-Unis. YouTube, propriété de Google, est aujourd’hui le plus grand site de « streaming » avec 52 % du marché. Il permet à n’importe qui d’y poster toutes les chansons du monde. La responsabilité du respect du copyright échoie à celui qui met le matériel en ligne et Google ne le retire que s’il y a une plainte de celui qui en revendique la propriété. Quelle en est la conséquence pour les artistes ? En 2015, la vente de disques vinyles a rapporté plus d’argent aux créateurs que les milliards de pièces musicales sur YouTube !
Un phénomène semblable prévaut dans le monde journalistique. En 2010, le New York Times, avec 1 100 employés dans sa salle de rédaction, produisait quotidiennement 350 articles avec un contenu original et 17,4 millions de pages étaient vues par jour, sur son site. Au cours de la même période, The Huffington Post, avec 532 employés, a mis en ligne 1 200 articles par jour (la plupart produits par d’autres sites) et 400 entrées de blogues (la plupart non rémunérés) pour un total de 43,4 millions de pages vues par jour.
Au Canada, deux groupes, Google et Facebook, empochent les deux tiers des revenus publicitaires numériques, ce qui ne laisse que des miettes aux journaux et aux hebdos. De plus, le gouvernement canadien participe à cette érosion des revenus publicitaires en privilégiant ces deux entreprises étrangères dans ses stratégies de placement publicitaire. Il y a 10 ans, les ministères et agences fédérales injectaient 20 millions dans les journaux canadiens, contre un demi-million aujourd’hui. Comment la ministre Joly a-t-elle répondu à leurs doléances?
« Nous avons demandé à Facebook d’en faire plus. Aujourd’hui, j’ai le plaisir d’annoncer que Facebook va s’associer à Ryerson’s Digital Media Zone et à l’école de journalisme Ryerson pour créer le tout premier incubateur d’information numérique du Canada », peut-on lire dans le document décrivant sa politique « créative ».
Jonathan Taplin consacre un chapitre de son livre aux activités de lobbyisme des géants du numérique aux États-Unis. Au-delà des dizaines de millions dépensés pour influencer les membres du Congrès, il constate un phénomène de portes tournantes entre le personnel de ces entreprises et les agences de réglementation de leurs activités, au point de parler de « prise de contrôle » de ces dernières par les premières. De toute évidence, de telles activités de lobbying existent aussi à Ottawa.
La nouvelle politique culturelle du gouvernement fédéral n’augure rien de bon pour les négociations en cours pour le renouvellement de l’ALÉNA, alors que Washington a exprimé son intention de mettre fin à l’exception culturelle. Si, au Canada anglais, on semble vouloir s’accommoder de la politique « créative » de la ministre du Patrimoine, il en va autrement au Québec. Aujourd’hui, protéger sa culture nécessite une intervention massive de l’État. Cela ne peut venir d’un État qui, comme aime à le proclamer Justin Trudeau, est rendu à l’ère « post-nationale ».
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