L’élargissement de l’éducation au niveau universitaire a-t-il entraînée une dérive inégalitaire? C’est ce que soutient l’historien et anthropologue français Emmanuel Todd dans son dernier livre « Où en sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine » (Seuil). Suite à la véritable révolution dans l’éducation qu’il a connue au cours des cinquante dernières années, le Québec est-il devenu plus inégalitaire? Le sociologue Simon Langlois a analysé les résultats de cette révolution dans son livre « Le Québec change » (Del Busso). Nous l’avons rencontré à son bureau de l’Université Laval.
Pour Emmanuel Todd, des structures comme la famille, l’éducation, la religion, la nation sont plus déterminantes que l’économie. Il affirme même que « l’économie, en tant qu’idéologie dominante, est une magicienne de la fausse conscience » et qu’elle « fait obstacle à la description complète du monde ».
Concernant l’éducation, Todd distingue trois étapes dans l’évolution de l’humanité. Premièrement, l’alphabétisation généralisée issue de la réforme protestante. Deuxièmement, la révolution éducative « secondaire », qui s’est déroulée entre 1900 et 1940 aux États-Unis et dans les années 1960 au Québec. Elle a été, selon lui, portée par une idéologie démocratique et égalitaire. La troisième révolution, celle de l’enseignement supérieur, est aujourd’hui bloquée, après n’avoir touché qu’un tiers de la population. Sa stagnation, généralisée dans tous les pays avancés, pose la question d’une « limite à l’élévation du niveau éducatif supérieur ». De plus, l’éducation supérieure entraîne une hiérarchie sociale peu contestée parce qu’elle est basée sur la méritocratie.
Simon Langlois a analysé ces questions. Du Québec uniforme socialement des « nègres blancs d’Amérique », nous sommes passés à une stratification dans laquelle il distingue 10 catégories d’emplois, des cadres supérieurs aux ouvriers et cols bleus, en passant par les professionnels, les techniciens, les employés (bureau, vente, services), les agriculteurs et les pêcheurs.
La progression de l’emploi féminin a fortement contribué à la croissance des classes moyennes, notamment grâce au double revenu dans les ménages et la diminution récente de la classe moyenne s’explique, selon le sociologue, par le fait qu’une partie d’entre elle a migré vers le haut et non vers le bas, comme on a tendance à le croire.
Cependant, les revenus moyens ont fait du surplace depuis le début des années 1980, alors que seuls les revenus des classes supérieures ont augmenté réellement. Toutefois, la situation n’est en rien comparable à l’écart grandissant des revenus constaté aux États-Unis. Simon Langlois l’attribue aux politiques de redistribution de la richesse par l’État et à la forte présence syndicale au Québec.
La méritocratie
Le sociologue constate, sur la base de différentes études, que l’évaluation de sa situation personnelle chez les bas salariés ne s’accompagne pas d’une critique sociale d’ensemble, d’une remise en cause de la société.
Cela s’explique sans doute parce que la population – 84 % selon un sondage – est en accord avec la méritocratie, c’est-à-dire que des « différences de revenus sont acceptables lorsqu’elles rémunèrent des mérites individuels différents ».
Cependant, il y a une différence d’appréciation des trois composantes de la méritocratie, soit l’effort personnel, le talent et le diplôme. Les diplômés universitaires valorisent davantage (74 %) le diplôme, contrairement aux diplômés du secondaire (47 %).
Mais, lorsqu’il s’agit d’évaluer les trois critères, comme source perçue de l’inégalité des revenus du travail, le diplôme vient au premier rang (73 %), suivi des talents personnels (55 %) et l’effort personnel (48 %). Autrement dit, les gens estiment que l’effort au travail devrait engendrer de meilleurs revenus – et donc être à la source d’inégalités justifiées – mais ils constatent que ce n’est pas le cas. Les femmes sont les plus critiques à cet égard. Elles jugent que leur rémunération ne reconnaît pas leurs efforts au travail. Les partis politiques progressistes y trouveraient là une base sociale à un programme de justice sociale. Car, bien que, dans notre société, la méritocratie soit le corollaire de l’égalité des chances en éducation, son acceptabilité sociale dépend de l’idéologie qui la sous-tend. Est-ce l’enrichissement personnel ou le bien commun?
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