Tout a débuté avec le message publié sur Facebook d’Émilie Ricard, une jeune infirmière de l’Estrie. Avec une photo d’elle en larmes, prise à la fin de son quart de travail de nuit, elle se décrit « vidée », « exténuée », « brisée par son métier », « honteuse » de la pauvreté des soins qu’elle peut prodiguer.
Rapidement, le message devient viral et est suivi d’un tsunami de témoignages similaires. C’est le #MoiAussi du personnel médical. Comme le #MoiAussi du harcèlement sexuel, il exprime principalement le ras-le-bol des femmes, très majoritaires dans le domaine de la santé.
Rappelons que la FIQ représente 75 000 professionnelles en soins, dont 90 % sont des femmes, et l’APTS regroupe 52 000 autres professionnelles de la santé, dont 87 % sont des femmes.
Parallèlement au dévoilement sur la place publique des conditions de travail inqualifiables (surmenage, pénurie de personnel, horaires démentiels) et de leurs effets dévastateurs sur les patients, le gouvernement octroyait plus d’un milliard de dollars supplémentaires aux spécialistes.
Pour justifier le tout, le duo Couillard-Barrette invoque le respect, devenu subitement sacro-saint, d’une entente de 2014 qui prévoyait hausser le salaire des spécialistes au niveau de la moyenne canadienne. Pourtant, la « moyenne canadienne » ne semble pas aussi préoccupante quand il s’agit de l’ensemble des dépenses de santé par habitant qui sont, au Québec, parmi les plus faibles au Canada. Prenons un seul exemple : les soins à domicile; en 2015, le Québec dépensait 79,86 $ par habitant, loin derrière la moyenne canadienne de 93,59 $.
Le chroniqueur Alain Dubuc de La Presse – qui ne peut certes pas être accusé de « gauchisme » – argumente que, si l’on tient compte d’un coût de la vie inférieur de 12 % au Québec par rapport à l’Ontario, un écart salarial inférieur de 12 % aurait permis d’atteindre l’objectif de rattrapage. Le salaire moyen des spécialistes devrait être alors de 291 617 $. Mais il sera de 380 863 $, soit 30 % de trop! Selon Alain Dubuc, « leur rémunération aurait été de 3,75 milliards $ en 2016, plutôt que les 4,9 milliards $ qui ont été versés, soit 1,15 milliard $ de trop ». (La Presse, 17 février).
En gros, les médecins, généralistes et spécialistes, accaparent 8 % du budget du Québec et 20 % du budget de la santé. C’est beaucoup trop ! Il ne faut pas se contenter de geler leurs salaires, mais de revoir fondamentalement leur mode de rémunération.
Au début des années 1970, lors de l’instauration de l’assurance maladie, le ministre Claude Castonguay projetait d’établir le salariat ou un autre mode de rémunération fixe pour les médecins, mais il avait reculé parce qu’il en avait déjà plein les bras avec les autres résistances qu’il devait rencontrer, notamment avec la « nationalisation » des hôpitaux, qui appartenaient à des corporations privées, le plus souvent religieuses. Les médecins ont aussi massivement résisté à rejoindre les nouveaux CLSC où ils devenaient pour la plupart des salariés.
Aujourd’hui, avec la perte totale de contrôle sur la rémunération des médecins et ses effets qui minent de fond en comble le système de santé, il est nécessaire de remettre le salariat des médecins à l’ordre du jour. D’ailleurs, Claude Castonguay, lui-même, dans un ouvrage paru en 2008 – Le privé dans la santé (PUM) – appelait à une révision de la rémunération des médecins et prônait une formule mixte, qui inclurait le salariat.
Dans un rapport de recherche, publié en janvier 2017 et intitulé « L’allocation des ressources pour la santé et les services sociaux au Québec », l’IRIS analyse et compare entre eux les différents modes de rémunération des médecins. Les informations qui suivent sont tirées de cette recherche.
Les médecins québécois ont le statut de travailleurs autonomes. Cependant, c’est un statut de travailleur autonome un peu spécial car, pour exécuter leur travail, ils utilisent des installations publiques (hôpitaux, etc.) ou sont indemnisés par l’État pour administrer leur propre cabinet. Leur statut leur permet de s’incorporer en créant une société par actions (SPA). L’État rémunère la SPA et celle-ci verse ensuite un salaire au médecin. D’une part, il peut donc choisir de s’octroyer un salaire moindre et le reste des gains échappe à l’impôt. D’autre part, il peut fractionner ses revenus en nommant des membres de sa famille comme actionnaires de la société et leur verser une part des revenus de la SPA, ce qui lui permet de bénéficier d’un taux d’imposition réduit, voire nul.
Le paiement à l’acte des médecins spécialistes est loin d’être la norme dans les pays de l’OCDE. Au contraire, dans au moins les deux tiers de ces pays, les soins spécialisés offerts à des patients hospitalisés sont le fait de médecins rémunérés à salaire. La Belgique, le Canada et les Pays-Bas font exception avec des spécialistes payés à l’acte.
Les deux autres grands modes de rémunération sont le paiement par capitation et le salariat. Dans le cas de la capitation, un montant forfaitaire est alloué au médecin en fonction du nombre de ses patients, sans égard au nombre d’actes réalisés. L’avantage de ce système de rémunération est de favoriser la prévention et ainsi réduire le nombre de visites des patients, alors qu’un des effets pervers du paiement à l’acte est la surproduction de soins (plus d’actes, plus de revenus). Pour empêcher les médecins de ne sélectionner que des patients dont la santé est meilleure, la plupart des pays qui rémunèrent leurs médecins par capitation choisissent de moduler les montants versés aux médecins en fonction de critères comme le sexe, l’âge et la présence ou non d’une maladie chronique.
Quant au salariat, c’est la forme de rémunération qui favorise le plus des soins intégrés et multidisciplinaires, puisque cela élimine la compétition formelle entre les médecins. Ainsi, les corporations de médecins n’auraient plus intérêt à s’opposer à une plus grande délégation de traitements aux infirmières.
Bien sûr, il y a différentes combinaisons possibles de ces trois modes de rémunération, qui permettraient de réduire les coûts et une offre de services plus efficace. À titre d’exemple, en France (salariat pour les médecins dans les hôpitaux), le revenu moyen des médecins atteint trois fois la rémunération moyenne des autres travailleurs. Au Royaume-Uni (paiement par captation pour les généralistes et salariat pour les spécialistes), ce ratio est de quatre fois. Au Québec, en 2015, les médecins gagnaient 7,6 fois le salaire moyen ! Si l’on réduisait la rémunération des médecins pour que l’écart entre leur rémunération moyenne et celle des autres travailleurs ne dépasse pas trois fois, l’État économiserait plus de 5 milliards $ !
Avec une partie de cet argent, on pourrait décider d’augmenter le nombre de médecins. Actuellement, au Québec, il y a 242 médecins pour 100 000 habitants. En France, aux Pays-Bas et en Finlande, ce sont 330 médecins pour le même bassin de population. Au Royaume-Uni, ce sont 280. En Suisse, 400. En Autriche, 500, soit deux fois plus qu’au Québec!
Les données sont claires. Reste à savoir si un parti politique aura le courage d’affronter les corporations médicales, de nous donner un gouvernement du peuple, pour le peuple par le peuple, plutôt qu’un gouvernement de docteurs, par les docteurs et pour les docteurs.
Du même auteur
2024/11/06 | Pour comprendre la victoire de Donald Trump |
2024/11/01 | L’agriculture québécoise menacée |
2024/10/09 | Le journal papier est vintage |
2024/10/04 | Pour comprendre Trump, Poilièvre et les populistes |
2024/09/13 | Bock-Côté et les sandwiches au jambon |
Pages
Dans la même catégorie
2024/11/06 | The Economist pourfend le gouvernement Trudeau |
2024/11/06 | Les syndicats et l’action politique |
2024/09/25 | Napoléon Gratton |
2024/09/18 | Le brise-glace doit être construit au Québec |
2024/09/18 | Hydro-Québec : Rabais de 20% sur le tarif L |