La Commission fédérale sur les femmes autochtones disparues ou assassinées et la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec visent à mettre en lumière ce qui ne tourne pas rond dans le traitement réservé aux Premières Nations.
Des torts, nous en portons la responsabilité comme collectivité. Les Premières Nations sont blessées ; cela ne fait pas de doute. Et si nous l’étions aussi, sans que ce soit de la même manière, mais par le même mal ?
C'est l'intuition qu'entretient Philippe Ducros, auteur et metteur en scène de la pièce La cartomancie du territoire présentée à l’Espace libre. L’aut’journal s’est entretenu avec lui pour en discuter.
Son oeuvre est le fruit d’un pèlerinage dans les différentes communautés autochtones qui peuplent le Québec : « J’ai fait la Côte-Nord ; j’ai fait Mashteuiatsh au lac St-Jean; j’ai fait un peu aussi la Gaspésie jusqu’au centre de détention de New Carlisle, en Gaspésie, pour rencontrer des Micmacs qui y étaient détenus ». Par le passé, il a également visité Kangiqsujuaq dans le Grand Nord ainsi que les Mohawks de Kahnawake.
« Les gens que j’interviewais, avance-t-il, je leur ai beaucoup demandé de s’ouvrir à moi et de me parler de leurs blessures, de leurs traumatismes, de tout ce qui leur est arrivé. Et je trouvais que ce n’était pas honnête de le faire si moi je ne me mettais pas à nu. »
« J’ai décidé aussi de m’ouvrir et de parler de moi-même et de parler du fait que je me suis retrouvé, moi, en 2014, un peu sur les genoux. J’avais travaillé 80 heures par semaine pendant des mois. J’étais brulé [à cause de cet] espèce de mode de vie occidental qui nous jette tous un peu sur les genoux et qui jette aussi le territoire sur les genoux. »
Selon Ducros, la colonisation du territoire a été régie par un même schème : « C’est le capitalisme, le colonialisme, la croissance économique, c’est toutes ces idées-là qui mènent au réchauffement climatique, qui mènent à l’écart entre les riches et les pauvres, qui mènent à la grande colère qui est dans les démocraties actuelles, la perte de vitalité dans les démocraties qui fait qu’il y a des Trump qui sont élus au pouvoir, des Ford qui sont élus en Ontario. »
En clair, nous sommes tous victimes, indépendamment de qui nous sommes, autant la terre que les gens. « Je pense que l’aliénation est collective », pense l’auteur. Par ailleurs, dans le dossier de presse de la pièce de théâtre, on trouve cette citation de Frantz Fanon, auteur des Damnés de la terre : « Pour le peuple colonisé, la valeur la plus essentielle, parce que la plus concrète, c’est d’abord la terre : la terre qui doit assurer le pain et, bien sûr, la dignité. »
C’est pourquoi le dramaturge réfléchit à la manière dont on s’occupe de notre territoire. Il s’inspire de la résilience des Premières Nations afin « [d’]apprendre comment eux se sont relevés des traumatismes du colonialisme, car [il a] l’impression qu’on est en train de s’auto-coloniser tous un peu, et [il souhaite] apprendre aussi les réponses aux grands enjeux de notre époque, voir d’autres manières de lire le monde, dans d’autres visions de la vie. »
Il évoque le milliard de dollars qu’il faudra payer pour décontaminer les sites miniers québécois, mais également le projet hydro-électrique de la Romaine et le financement de la cimenterie Port-Daniel, deux initiatives lancées dans des marchés saturés, qui auront un impact certain sur l’environnement.
Mais aussi, ce sont des projets qui confortent nos complexes, comme le dit Ducros : « On paie pour se faire voler notre territoire, pour créer 200 jobs. La cimenterie Port-Daniel, on le sait, ça a couté 600 millions de dollars pour créer 200 jobs. C’est 3 millions la job. »
Car, en réalité, le grand gagnant est celui qui reçoit tout cet argent et non le peuple qui s’illusionne sur le rayonnement d’un tel investissement. Malgré tout, peu de Gaspésiens et de citoyens de Chandler s’en plaindront. Fanon disait que la colonisation causait un complexe chez le colonisé, qui incitait au désir du maitre, le syndrome de Stockholm, si on préfère.
C’est pourquoi Ducros « pense aussi qu’il y a cet espèce de fantasme de dire : “ Il faut créer des jobs ”, et c’est un discours que les gens disent et que les gens des régions qui se retrouvent à voir leurs régions se faire vider disent : “ moi, je veux des jobs ” », et ce, peu importe les conséquences.
En prétendant que cet argent aurait pu être mieux investi, l’auteur appelle à une conversion profonde de notre mentalité d’après son expérience auprès des Premières Nations : « Eux, l’aliénation, ils l’ont vécue d’une manière beaucoup plus violente que nous, beaucoup plus frontale. »
« Ce que je sais aussi, c’est que ces traumatismes-là, ce dont parlait Fanon, au niveau du complexe, ça existe encore. Ce que ça signifie, c’est que ça crée, dans les gens qui ont été colonisés d’une manière aussi grande et aussi violente, ça crée des traumatismes qui rendent les gens malheureux. »
« On leur a appris à se haïr. On leur a appris à trouver leur culture sale. La loi sur les Indiens avait comme but de tuer l’Indien dans l’enfant. Kill the Indian in the human. Tout ça, ça a créé des séquelles. C’est passé de génération en génération. Dans les communautés, il y a beaucoup de violence, beaucoup de violence verbale, civique, sexuelle. C’est des choses qui ont été apprises, qui ont été déstructurées ».
« On les a déstructurés. Après ça, on s’étonne qu’ils soient déstructurés. »
Étant donné que les voyages de Philippe Ducros l’ont mené en Amérique latine et en Afrique. Il a aussi visité les territoires occupés par Israël au Proche-Orient. Il fallait bien lui demander si la situation qu’il a vu dans les réserves et les villages nordiques se comparent avec ce qu’il a vu ailleurs.
Spontanément, il évoque l’expérience palestinienne : « Tout le monde parle des territoires palestiniens occupés comme étant des bantoustans [avec ses] murs de l’apartheid. Et moi j’étais là-bas et je me suis dit que c’est pas des bantoustans, c’est des réserves qu’ils sont en train de créer. »
« Je parle des territoires occupés. Je parle de Gaza, du nord de la Cisjordanie, du centre de la Cisjordanie, du sud de la Cisjordanie qui sont complètement coupés l’un de l’autre. [Les Israéliens] ont coupé ces territoires-là. Ils sont capables, en fermant deux ou trois checkpoints, de tout bloquer la circulation. »
Cet exil, cet isolement impose aux Palestiniens un « processus d’endoctrinement, [un] processus d’aliénation [...]. Oui, je peux reconnaitre des choses qui sont chez les Premières nations que je peux reconnaitre chez les Palestiniens. »
« La Palestine, c’est une colonisation comme avant la Deuxième Guerre mondiale, comme on colonisait au 19e siècle et dans la première moitié du 20e siècle. Les réserves autochtones, c’est la même chose. [...] C’est un génocide. Ils ont été complètement massacrés à la manière des colons à l’époque où les colons débarquaient et, s’il n’y avait pas de chrétiens, c’était à eux la terre. »
Cependant, bien que les conditions de vie dans certaines réserves soient propres au tiers monde, « entre le Mali et le Gabon », il constate que « peut-être que [les Autochtones] sont passés à travers et sont déjà en train de se relever. [...] Il y a un réel réveil. Il y a une réelle réappropriation de leur réalité. Il commence à y avoir des choses très inspirantes chez les Premières Nations. »
Il se dit très « très inspiré par ce que qui se passe à la Baie-James, [avec] le gouvernement bipartite entre les Cris et les Jamésiens. »
Ducros évoque l’entente qui a été convenue en 2012 entre les Cris de la Baie-James et Québec pour créer un gouvernement mené conjointement par des Québécois habitant la Baie-James et les Cris, ce qui permet à ces derniers d’avoir un mot à dire sur la gestion de leur territoire.
Bien que ce « geste semble emballé dans du papier électoral » selon Marie-Andrée Chouinard du Devoir, car des élections eurent lieu quelques mois plus tard, il n’en demeure pas moins que ce fut une décision fondée sur un principe de dignitié et non seulement par le dictat économique.
Comme quoi, parfois, les cadeaux électoraux font des heureux et n’attisent pas toujours le cynisme !
La cartomancie du territoire
Texte et mise en scène de Philippe Ducros
Avec Marco Collin, Philippe Ducros et Kathia Rock
Une production de Hotel-motel
présenté à l’Espace libre du 27 mars au 7 avril 2018
Le texte est publié chez Atelier 10 dans la collection Pièces
Photo: David Ospina
Du même auteur
2022/10/14 | Le chemin de croix des artistes immigrants |
2022/09/20 | Film Black de Montréal : Un festival en pleine maturité |
2022/06/08 | KJT, un athlète du rap |
2022/02/18 | Enfreindre le tabou : Manger des chips au théâtre |
2021/01/19 | Seul, ensemble |