Le tour de passe-passe pour favoriser Evenko

2018/05/30 | Par Paul Cliche

Le rapport dévastateur du Bureau de l’Inspecteur général concernant l’octroi du contrat d’organisation et de promotion de la course de Formule E à Evenko par l’administration Coderre remet en mémoire le traitement de faveur qu'elle a accordé à la même firme, membre du Groupe CH, dans le cadre de l’aménagement du parc Jean-Drapeau.

 

Coderre sabote le plan directeur de 1993

En 1993, sous l’administration Doré, l’aménagement de l’ancienne Terre des Hommes, qu’on appelait alors parc des Îles, avait fait l’objet d’un plan directeur dont la préparation avait été coordonnée par l’architecte-urbaniste Mark London.  Ce dernier devait relier les îles Sainte-Hélène et Notre-Dame par la Promenade des Îles qui donnerait accès aux principaux points d’attraction du site: station de métro, plage Jean-Doré, casino, biosphère, pavillon des baigneurs, centre du bassin olympique, piste Gilles-Villeneuve et fort de l’île Sainte-Hélène. Cette promenade offrait aussi une vue panoramique sur Montréal le long du fleuve sur une distance de trois kilomètres.

Se servant comme paravent de la Société du parc Jean-Drapeau, une organisation para-municipale dont les membres sont nommés par le Comité exécutif de la Ville, le maire Coderre a annoncé, en octobre 2015, que la capacité d’accueil du parc passerait de 45,000 à 65,000  personnes tel que l’avait demandé Evenko. Le projet comprenait aussi l’élargissement de l’allée centrale jusqu’au métro, ainsi que la construction d’un amphithéâtre de béton remplaçant ce qui devait être la plus belle partie de la Promenade des Îles. En fait, en réaménageant à des fins commerciales le secteur ouest du parc Jean-Drapeau, l’ancien maire donnait carte blanche à Evenko qui voulait maximiser ses profits.

En mai 2016, Mark London, le coordonnateur du plan directeur de 1993, écrit au maire pour s’opposer à son projet d’amphithéâtre. Il insiste sur l’importance de tenir des consultations publiques avant de réviser le plan directeur « afin d’établir des lignes claires de ce qui peut se développer sur les îles pour assurer la protection et la mise en valeur de ce site exceptionnel ».

Mais Coderre ne veut rien savoir. Dans un geste autocratique à la Jean Drapeau, il modifie sans consultation le plan directeur sans consulter qui que ce soit.  C’est ainsi qu’au printemps 2017, on apprend que, dans cette foulée et sans crier gare, la Société du parc Jean-Drapeau avait fait abattre un millier d’arbres. Opération que le journaliste Alexandre Shields, du Devoir, a qualifié de «massacre à la tronçonneuse». Et la partie la plus intéressante de la Promenade des Îles, celle longeant le fleuve, a été amputée pour l’aménagement d’un amphithéâtre de béton visant à accueillir des mégafoires telles Osheaga, Heavy MTL et ÎleSoniq promues par Evenko. Dans la même foulée, on a détruit des plans d’eau et des boisés pour les remplacer par des allées asphaltées, larges comme le boulevard René-Lévesque, pour y faire circuler les spectateurs.

Et ce sont les contribuables qui vont payer les quelque 75 millions de dollars que nécessitera cet aménagement pourtant destiné à maximiser les profits de producteurs privés de l’industrie du spectacle. Et ce sans qu’il y ait eu de consultation publique, dénonce l’urbaniste bien connu Jean-Claude Marsan dans un article intitulé Le parc Jean-Drapeau: un bar à profits pour le privé publié dans Le Devoir.

À quelques jours des élections où il allait être défait, M. Coderre s’est bien défendu d’avoir accordé un traitement préférentiel à Evenko. Mais les faits démontrent que les intérêts de l’industrie privée du divertissement de masse ont primé de plus en plus sur toute autre préoccupation dans l’aménagement des espaces publics à Montréal ces deux dernières décennies. L’accès public au parc et au fleuve est devenu secondaire. L’important c’est l’évènementiel. Le parc Jean-Drapeau se transforme de plus en plus hélas en une deuxième place des Festivals semblable à celle du quartier des spectacles du centre-ville. Il ne s’agit ni plus ni moins que de la privatisation en douce d’un site public unique au monde, comme l’ont signalé plusieurs observateurs.

 

L’empire tentaculaire du groupe CH

Pour mieux comprendre ce qui s’est passé, il faut savoir qu’Evenko fait partie de d’un consortium connu sous le nom de Groupe CH, dirigé par le président du Canadien Geoff Molson. Ce dernier est composé de multiples entités évoluant aussi bien dans le monde du spectacle que du sport.  Ainsi, il gère un réseau d’une centaine de salles dont le Corona, l’Astral et MTelus (I’ancien Metropolis). Il contrôle aussi le groupe Spectra qui gère le Festival international du Jazz, les Francofolies et le festival Montréal en lumières. C’est  Evenko qui organise les festivals Osheaga et Heavy MTL et IleSoniq qui ont lieu au parc Jean-Drapeau chaque été. En compagnie de Bell, Evenko vient aussi de devenir actionnaire majoritaire du Groupe Juste pour rire.

Mais c’est dans le domaine sportif que le Groupe CH est le mieux connu, car il est propriétaire des clubs de hockey Canadien de Montréal et Rocket de Laval, ainsi que du Centre Bell de Montréal et de la Place Bell de Laval.

 

Consultations en cours pour établir un nouveau plan directeur

Heureusement l’arrivé au pouvoir de Projet Montréal, en novembre 2017, a modifié le cours des choses. Durant la campagne électorale, la nouvelle mairesse, Valérie Plante, s’était engagée à revoir le projet de l’administration Coderre en créant notamment une promenade riveraine d’un demi-kilomètre sur l’île Sainte-Hélène.  Responsable des grands parcs au sein du comité exécutif de la ville, le maire Luc Ferrandez a déclaré qu’il allait arrêter les travaux qui pourraient encore l’être, mais que l’administration Plante pourrait difficilement résilier les contrats déjà signés car ça couterait trop cher à la Ville.

Il a aussi annoncé que le plan d’aménagement du parc serait révisé et que la ville allait confier un mandat à l’Office de consultation publique de Montréal (OCPM) pour accompagner la Société du parc Jean-Drapeau. Cette révision a commencé ce printemps par une consultation publique qui soulève beaucoup d’intérêt puisque plus de 2,000 personnes ont répondu au questionnaire d’introduction.

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Paul Cliche a été responsable du dossier Terre des Hommes alors qu’il siégeait dans l’opposition à l’administration Drapeau comme conseiller du RCM à la fin des années 1970, Paul Cliche a suivi attentivement par la suite les multiples péripéties de l’aménagement de ce grand parc public, maintenant appelé Jean-Drapeau, dont l’emplacement est unique au monde.