Reconnaître notre identité dominée pour favoriser l’échange avec l’Autre

2018/06/20 | Par Simon Rainville

Est-il possible de réfléchir au bien commun et au vivre-ensemble autrement que dans une volonté de liquider le « nous » national ou dans la tentation de réduire le pluralisme à une simple lutte égoïste visant à s’arroger des droits supplémentaires au détriment de la majorité ? Peut-on perpétuer à la fois l’identité québécoise et la pluralité ?

Dans son essai Le nous absent. Différence et identité (Liber), Sébastien Mussi critique la confusion et l’insuffisance de la réflexion actuelle sur notre identité et son altérité en prenant l’exemple du débat sur le programme « Éthique et culture religieuse » (ECR), programme qui quitte cependant souvent l’avant-scène du livre au point où il faut parfois se souvenir qu’il en est le centre.

S’inspirant à la fois des classiques de la décolonisation tels Césaire, Memmi et Berque et d’universitaires actuels tels Yvan Lamonde, Yvon Rivard et Gérard Bouchard, Mussi affirme que l’altérité, quoi qu’on en dise, est au cœur de l’identité parce que « l’autre est instrumentalisé pour porter ce qu’on refuse de soi ». Le programme ECR serait l’endroit où, « en bonne partie, se transmet et se constitue ce qu’il en est de l’identité collective ».

Si l’affirmation méritait d’être nuancée, notamment parce que la culture première s’acquiert d’abord à la maison, il est juste d’argumenter que le cours « interpelle l’identité à la fois collective et individuelle du Québec et des Québécois » qui doivent s’interroger sur qui ils sont, au risque de se rendre compte qu’ils ne sont pas exactement ce qu’ils croient et qu’ils ont en fait « une identité inavouée, qui est également constitutive de soi ».

Si cette conscience de soi ne s’actualise pas, il sera impossible d’harmoniser notre rapport à l’Autre. C’est ce que Mussi appelle, avec Thierry Hentsch, « l’altérité intérieure ». Fortement ancrés dans notre culture, nous devons d’abord reconnaître et assumer notre perception du monde afin de comprendre celle de l’Autre, plutôt qu’espérer inutilement en créer une nouvelle de toutes pièces.

Or, tout le problème est que dans ce presque pays, notre identité est floue et notre conscience collective, défaillante. Comment alors s’interroger sur l’Autre de façon saine ? L’exemple du cours ECR, plaide l’auteur, montre bien que s’opposent deux camps qui simplifient outrageusement la situation : « Tout se passe comme si la question identitaire était réglée », poursuit l’essayiste, comme si « l’existence québécoise » allait de soi.

Dans ce « manque à penser » se révèle notre imprécision identitaire et notre rapport trouble à l’altérité puisque le questionnement sur le « nous » est absent du programme, à l’image de son omission dans notre conscience nationale.

Les promoteurs et les détracteurs opposent en bloc une culture majoritaire québécoise d’origine canadienne-française – reléguée aux clichés d’un passé prétendument uniforme, essentiellement catholique et souvent folklorisé – à une pluralité de cultures et de valeurs « du monde » présentées comme actuelles, que l’on tend à ramener à une caractéristique bien précise : la religion. La richesse et la diversité des cultures sont ainsi écartées, même si la majorité des nouveaux arrivants et des Québécois ne mettent pas la religion au centre de leur identité.

Mais le cours ECR est aussi problématique puisqu’il ne prend pas en compte la situation particulière de l’histoire québécoise. Non seulement le passé n’est pas que soutanes et domination religieuse, mais il est incompréhensible si l’on fait fi du contexte de subordination coloniale.

Et, s’il ne fait aucun doute que le Québec est une société plurielle – même depuis ses débuts – et que l’immigration et la cohabitation ne sont pas des nouveautés, affirme Mussi, la culture canadienne-française a été « vécu[e] subjectivement comme homogène ».

Il est donc vain et contreproductif de nier cette perception, « car en matière identitaire, cette composante subjective est au moins aussi essentielle que les composantes que l’on peut objectiver ». Il en découle que de ridiculiser les peurs d’assimilation est non seulement dérisoire, mais ne peut que mener au ressentiment.

Au contraire du discours ambiant qui veut que nous soyons une « société normale », il faut accepter le fait que la domination est au cœur de l’identité québécoise, de ses ambivalences, de ses carences : D’abord française puis britannique, cette domination est devenue canadienne, mais aussi vaticane et états-unienne.

Or, cette altérité en amont – les multiples dominations, mais d’abord l’anglaise – n’est pas identique aux altérités en aval – l’immigration – puisqu’elle a « fait irruption par la violence à la fois matérielle (économique, politique, militaire, géographique …) et symbolique (via notamment ses institutions) ».

Nier cette domination tel que le font les promoteurs du cours ECR et proposer une simple lecture binaire de notre passé – les Canadiens français catholiques contre les Autres de différentes confessions – empêche de réfléchir adéquatement à la question du « nous » et, par le fait même, à l’intégration de l’Autre à ce « nous ».

Comment accueillir quelqu’un quand on est indéfini ? Et comment le nouvel arrivant peut-il comprendre une société qui cherche à nier les cicatrices de son visage ? Sans comprendre la domination passée et actuelle du Canada sur le Québec, comment s’intéresser à ce qui semble trop souvent n’être que des atermoiements ?

Admettre cette domination, c’est retourner à une longue tradition intellectuelle québécoise qui fait de l’acceptation – ou du moins de la reconnaissance –- de la pauvreté et de la dépossession sous toutes leurs formes un legs fondamental de notre identité. C’est aussi comprendre que l’essence même de la formation du « sujet collectif Québécois (…) a été précisément la lutte pour la reconnaissance comme sujet ».

À l’inverse d’une identité pleine de ressentiment envers l’Autre dominateur, cette revendication de notre identité-pauvreté consiste plutôt à renouer avec un trait distinctif, une façon d’être au monde et dans l’histoire, une spécificité qui parle aussi de l’universalité de la condition humaine.

« Il me semble que se trouve là, précisément, quelque chose autour duquel les populations migrantes peuvent se solidariser sans se trahir pour autant, un récit auquel on peut adhérer sans génuflexion », renchérit avec justesse l’essayiste.

Ce n’est donc pas la tradition pleine de réponses rassurantes, mais insuffisantes des néoconservateurs qu’il faut revendiquer, mais une tradition qui met « en évidence les refoulements » auxquels nous avons consenti.

En conclusion, Mussi affirme n’avoir rien à proposer pour que le « nous » devienne « présent » outre le fait de penser le Québec à partir de notre identité colonisée. Une fois que nous avons admis que la domination canadienne s’incruste en nous et dans notre rapport à l’Autre, comment s’en défaire à l’intérieur d’un Canada où les mêmes structures perdurent ?

L’institution d’un nouveau pays est la seule voie possible. Or, il est paradoxal que nombre de penseurs mènent leur réflexion jusqu’à la porte du pays sans toutefois trancher la question, comme si le simple fait de parler d’indépendance était devenu ringard. Nous sentons bien que Mussi penche vers l’indépendance, mais il n’ose pas prendre position. Même si l’essai est pertinent, voilà un drôle de discours décolonisateur qui omet sa finalité.

L’indépendance est la condition sine qua non pour que le dialogue avec l’Autre devienne plus serein. Comment montrer notre vrai visage, sinon en assumant pleinement notre propre tête?

Dans le non-dit, les interprétations et les incompréhensions sont légion et deviennent lésions. Et lorsque les lésions deviennent à leur tour légions, on sait ce qu’il advient d’un corps.