Alors que le Parti québécois frise la mort dans l’indignité, niant à la fois sa finalité et son rôle de coalition, il est urgent d’établir les causes de son échec. Une façon d’y arriver est de regarder ce que sa création a impliqué en renoncement pour l’indépendantisme. Il ne s’agit pas de militer en faveur d’un illusoire retour au passé, mais de replonger dans un bassin d’idées fortes.
Le parti de René Lévesque a fait beaucoup pour le Québec, notamment en rendant fréquentable l’idée de « souveraineté », et personne n’osera remettre en cause la grandeur du politicien.
Mais voilà : son option et sa stratégie n’ont pas porté tous les fruits qu’elles promettaient. Lévesque, en désirant normaliser la lutte pour la liberté, l’a dégriffée. Il a transformé le Canada dominateur en partenaire et le projet radical indépendantiste en une nouvelle entente économique et politique nommée « souveraineté-association ».
On peut d’ailleurs voir dans cette stratégie des relents du vieux mythe selon lequel le Canada de 1867 aurait été fondé par « deux peuples fondateurs ». Exit la Conquête et les déportations, les Patriotes et les pendaisons, Durham et l’assimilation. Comment, à peine 30 ans après les rébellions de 1837, a-t-on pu faire avaler ces sornettes à tout un peuple ? Et comment se fait-il que la couleuvre que nous sommes n’ait pas terminé de les digérer 150 ans plus tard ? Tout cela m’échappe.
Et pourtant, avant la création du PQ, il y a eu l’existence de mouvements, que l’on aime qualifier de « radicaux », qui avaient en commun d’axer la lutte sur l’émancipation politique, culturelle et économique complète du peuple québécois.
Le haut lieu de cette réflexion indépendantiste prépéquiste nous rappelle à propos le collectif Avec ou sans Parti pris; le legs d’une revue, a été sans conteste Parti pris. La revue a connu une existence éphémère mais vive (1963-1968), à l’image de la météorite sociopolitique qu’elle est dans notre histoire intellectuelle. Fondée par de jeunes penseurs s’inspirant essentiellement – parfois librement, comme l’explique Michel Lacroix – des idées de Marx, Lefebvre, Berque, Memmi, Fanon et Sartre, la revue a cherché à théoriser l’indépendance par la décolonisation, le socialisme et la laïcité.
Se faisant, démontrent Martin Petitclerc et Jaouad Laaroussi, les partipristes ont permis une « problématisation historique de la nation, qui éviterait l’écueil de l’essentialisation identitaire », en l’ancrant pleinement dans une lutte politique et non dans une lutte culturelle.
Le Québec du début des années soixante cherchait à transformer le nationalisme conservateur catholique en un nationalisme économique – le « Maîtres chez nous » du PLQ de Lesage – à l’intérieur du Canada. Certains, comme le RIN et le RN, iront plus loin en visant un nationalisme politique complet : il faut l’indépendance du Québec, pas seulement sa sauvegarde culturelle et religieuse et sa reconquête économique.
Dans cette mouvance naît Parti pris, en partie redevable de revues socialistes créées par Raoul Roy, comme le montre Mathieu Lapointe. Non seulement la reconquête économique ne va pas assez loin, disent les partipristes, elle est une illusion : le pouvoir économique pourrait quitter les mains anglophones pour des mains francophones, il demeurerait une domination capitaliste. Il importe donc d’implanter le socialisme.
Puis, il ne s’agit pas de simplement s’éloigner du nationalisme conservateur, ajoutent-ils : il faut couper drastiquement avec le cléricalisme de l’Église et reléguer le catholicisme à la vie privée afin d’édifier une vraie société laïque. Cette laïcité, loin d’être secondaire, devait servir à libérer la nation canadienne-française de son idéalisme afin d’intégrer pleinement le « réel » en devenant la nation québécoise, explique Mathieu Lavigne.
Et le Canada, poursuivent les partipristes, ne peut pas être un partenaire puisqu’il est un État dominateur et que la Confédération a été essentiellement pensée pour contrer le Québec. Seule la décolonisation complète permettrait de donner aux Québécois la chance de s’émanciper.
Comment ne pas voir dans ces grandes idées – en les actualisant – un terreau fertile pour renouveler le Québec actuel ? Les inégalités sociales sont plus grandes et la question de la laïcité plus présente que jamais. Le capitalisme, même dans sa version réformée sociale-démocrate, montre jour après jour qu’il ne peut que mener à la destruction des solidarités, à commencer par la première d’entre toutes : la solidarité avec la nature. Le néolibéralisme, en démontant les pouvoirs politiques, laisse libre cours à des multinationales, souvent étrangères, qui transforment les États en pantins. Et que dire de notre triste situation politique provincialiste ?
Plus encore, Parti pris a développé la réflexion la plus approfondie de l’époque sur notre identité en gestation, alors que la nation québécoise cherchait à mettre un terme à son identité canadienne-française. D’une identité frileuse, acceptant la domination canadienne et cherchant à survivre, il fallait passer à une identité assumée, exigeant l’émancipation qui nous ferait dépasser le stade de la survivance.
La lecture de Parti pris nous montre aussi notre rapport délétère au passé canadien-français. La revue, qui se voulait révolutionnaire et laïciste, a eu un rapport complexe à la tradition. Susan S. Murphy et Jonathan Livernois, par exemple, montrent bien que les relations entre les jeunes partipristes et leurs aînés Jacques Ferron et Pierre Vadeboncoeur n’étaient pas au beau fixe. L’attachement au folklore et aux traditions du premier et au catholicisme du second rendait suspects ceux qu’ils présentaient par ailleurs comme des précurseurs et des alliés (les deux écriront dans la revue).
L’acceptation de la filiation catholique n’allait pas de soi pour les partipristes. Il s’agissait souvent plutôt d’une désaffiliation, comme argumentent Yvan Lamonde et Gérard Fabre qui étalent les relations complexes entre la revue et ses consœurs Cité libre et Esprit, ou encore d’un rapport incertain à la culture politique canadienne-française, comme l’explique Cécile Vanderpelen-Diagre.
Nous sommes en cela descendants de Parti pris : le Canada français est encore vu comme un passé autre, extérieur à qui nous sommes aujourd’hui et chaque génération croit devoir déraciner la précédente, comme si toute filiation était suspecte puisqu’elle nous priverait de notre authenticité et de notre supposée nouveauté. Or, la suite de l’histoire nous a montré qu’à trop chercher à rompre avec son passé, c’est à son présent et à son futur que l’on s’attaque inévitablement.
Quoi qu’il en soit, la lecture de la revue nous ramène constamment aux débats actuels tant elle a ouvert une phase de notre histoire culturelle, intellectuelle et politique. La tension irrépressible entre les deux factions de la revue – l’une socialiste et l’autre décolonisatrice – aura raison de la solidarité de son comité de rédaction. Voilà que se cristallise la triste histoire des gauches québécoises des cinquante dernières années. À quoi donner la priorité, l’émancipation nationale ou la lutte économique ? À trop tergiverser, nous sommes toujours dominés par un Canada de droite, pétrolier et – pis encore qu’à l’époque du mythe d’un Canada biculturel – multiculturel.
La revue a pris fin en 1968, l’année de toutes les contestations, mais aussi de la création du PQ. L’air du temps commençait déjà à tiédir. La dissolution du RIN, et la fin du FLQ deux ans plus tard, laisseront le champ libre à une version « respectable », édentée et capitaliste de l’indépendantisme : la souveraineté-association.
La montée du mouvement de Lévesque était si irrésistible que plusieurs indépendantistes « purs et durs », comme Gérald Godin et Pierre Bourgault, trouveront leur voie jusqu’au PQ, espérant que son projet édulcoré soit au moins un pas dans la bonne direction. Maintenant que ce parti a montré son incapacité à convaincre son « partenaire » canadien, il est temps de penser à vaincre notre ennemi, comme le proposaient les partipristes. La Confédération n’est pas un pacte entre deux peuples égaux, mais le résultat de notre assujettissement. Il est urgent de changer de culture politique indépendantiste.
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