J’admets volontiers que le discours selon lequel est ignoble tout ce qui est à droite et conservateur m’ennuie profondément. « Dire qu'on est de gauche ne rend pas intelligent », disait Falardeau. Il me semble nécessaire d’ouvrir un dialogue avec les gens de bonne foi de toute allégeance qui œuvrent à l’avancement du Québec.
Ainsi, je lis toujours avec intérêt l’œuvre d’Éric Bédard, dont le dernier recueil s’intitule symptomatiquement Survivance. Je n’utilise pas le mot « œuvre » à la légère : Bédard offre une lecture globale de l’histoire du Québec et s'anime à la répandre dans l’espace public. Dès Les Réformistes, il ne cachait d’ailleurs pas que son intérêt pour cette génération qui a dû gérer la débâcle post-patriote au milieu du 19e siècle lui vient de la morosité post-référendaire.
Tout son travail vise à montrer que le passé pré-1960 n’était pas malsain, monolithique et rétrograde et qu’il en valait bien un autre. Cette période de « survivance du Canada français », allant de la défaite patriote à la Révolution tranquille, assure-t-il, avait même des aspects héroïques et ne mérite surtout pas l’opprobre actuel.
Son propos se résume en quatre idées fixes qui sont indissociables dans son esprit et fonctionnent pratiquement à la manière d’un système. La première thèse de Bédard consiste en la nécessaire empathie pour nos ancêtres plutôt qu’un mépris distancé. Il a raison de décrier le présentisme moralisateur : le passé doit être connu, non pas jugé.
Son autre cheval de bataille est qu’il faut étudier politiquement ce que nous avons de national et sans cesse revenir à la « tradition de débats » canadienne-française pour comprendre « la question du Québec », comme il le disait dans Recours aux sources. Cela me semble indiscutable : l’étude du passé d’un peuple sert entre autres à (re)trouver une tradition particulière.
Ses deux dernières thèses sont intimement liées. D’abord, le passage de l’Ancien régime à la modernité un peu partout en Occident à compter du 19e siècle n’a pas été uniquement libéral et marxiste, ce qui est indéniable. Ensuite, son corollaire : nous formons un peuple foncièrement conservateur, nous Québécois minoritaires au sein de l’Amérique du Nord anglo-saxonne.
Bédard prend le contre-pied de la conception généralement admise dans les milieux universitaires quant à la modernité relative du Québec d’avant la Révolution tranquille. Longtemps, les spécialistes ont affirmé que le Canada français était une société anormale, « en retard » sur le reste du monde. Depuis quelques décennies, les chercheurs insistent plutôt sur sa normalité et sa synchronie avec les autres sociétés libérales modernes.
Bédard cherche à revenir à une lecture « anormale » du passé, mais d’une anormalité qu’il souhaite positive cette fois. Le Canada français n’aurait pas vécu la même modernité que les autres sociétés : « Le Québec du 19e siècle accède sans contredit à une modernité technique, matérielle, voire culturelle. Sur le plan des idées, toutefois, les élites au pouvoir n’accèdent pas à cette modernité par le chemin du libéralisme », mais par le « conservatisme moderne ».
Après la défaite patriote qui a mené au bipartisme de la politique quotidienne, nos ancêtres, poursuit-il, ont tenté de préserver l’harmonie nationale, contre « l’esprit de parti ». Délaissant la lutte politique unie sous la bannière du Parti patriote pour changer le régime politique, ils ont cherché à trouver le plus rapidement possible la prospérité, l’économie devant être au cœur des préoccupations afin de préserver la nation. Ce conservatisme n’était pas contre le progrès, mais la survie de la communauté était plus importante que l’individu, ce qui fait que les Canadiens français s’éloignèrent du libéralisme qui glorifie la liberté à outrance.
La nation disloquée, ajoute Bédard, laissera à l’Église la part du lion dans l’organisation sociale et morale afin de contrer les effets néfastes de la modernité. Mais les bourgeois n’étaient pas dupes et croyaient « à la complémentarité du spirituel et du temporel davantage qu’à la suprématie de l’un sur l’autre ». L’argumentation de l’historien est généralement convaincante – bien que discutable à certains égards –, mais les leçons qu’il en tire le sont moins.
S’inspirant des discours de l’époque, Bédard conclut Survivance en affirmant que les Canadiens français n’avaient « d’autres choix que d’être des conservateurs », à cause de leur position de minoritaires toujours placés devant « l’inquiétude de disparaître », « inquiétude qui perdure, encore aujourd’hui ». Cette insistance sur notre supposé conservatisme naturel prend les apparences d’une identité essentialisée : hors du conservatisme, point de salut pour le Québec.
S’il est louable de chercher chez nos devanciers une tradition conservatrice et des outils pour penser notre nation, je comprends mal pourquoi on ne chercherait pas à vivre plutôt qu’à survivre et pourquoi on s’inspirerait de la survivance canadienne-française pour la suite du Québec. L’empathie a ses limites.
Bédard dénonce les lectures de l’histoire du Québec qui s’inspirent de Maurice Séguin ou des théories de la décolonisation. Il affirme, par exemple, que les films de Falardeau et Brault montrent le côté nationaliste des patriotes, qui est surtout dû à la radicalisation durant les rébellions et était peu présent durant la lutte politique d’avant 1837.
C’est précisément ce que les cinéastes sous-entendent : la conciliation et la défiance douce ont été tentées, elles ont échoué et la violence de l’armée britannique a bien montré que les Anglais voyaient les francophones comme des Autres à assimiler. Je crois donc que c’est le changement du politique qu’il faut viser, pas l’accommodement de la politique. Or, la « question du régime », comme le dit Bédard, était absente du Canada français.
À en croire l’auteur, notre histoire n’a rien de celle d’un peuple colonisé : « Les Canadiens français d’avant la Révolution tranquille ont donc été des survivants, bien davantage d’ailleurs que des ‘’colonisés’’ ». Il propose un « portrait du survivant » – pied de nez au Portrait du colonisé de Fanon – qui « brille rarement par son audace ou son ambition, car il est habité par une conscience aiguë de la précarité de sa communauté d’appartenance. Collectivement, il joue de prudence, il souhaite avant tout protéger ses arrières, éviter les risques inutiles ».
En d’autres mots, le « survivant » était provincialiste, défensif et né pour un petit pain. Et il faudrait s’en inspirer? En bon conservateur, l’auteur est mal à l’aise avec l’idée d’une rupture radicale avec le Canada, qu’il ne peut(veut) pas voir comme un dominateur impénitent.
Dans un texte sur Philippe Aubert de Gaspé s’inspirant d’Antoine Compagnon qui affirme que les antimodernes ont « un préjugé éternel contre le changement », Bédard admet que ces derniers jettent un regard « empathique vers un passé forcément embelli ». Peut-être serait-il temps qu’il s’applique à lui-même la lecture qu’il effectue à propos des « Anciens Canadiens ».
Et lorsque Bédard affirme que les réformistes ont prudemment voulu « travailler à la préservation des acquis culturels », il ramène notre nation à sa seule culture, comme le faisait le Canada français, alors qu’il faut plutôt imaginer le Québec en tant que communauté politique, comme le disaient les décolonisateurs des années 1960.
L’historien reproche aux « progressistes » d’en avoir que pour le Québec d’après la Révolution tranquille et que ce passé soit réduit à sa seule facette « moderne ». Bien qu’il se défende de chercher une tradition qui serait « comme un déterminisme, comme une injonction lancée aux contemporains à faire ceci ou cela », le Canada français dont il parle est toujours assimilé peu ou prou au conservatisme, comme s’il s’agissait d’un bloc monolithique, alors même qu’il dénonce la lecture homogène de ses collègues.
Cette tradition est aussi faite d’idées autres que conservatrices, en morale comme en politique. Non, le Québec n’est pas naturellement conservateur.
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