L’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO) proclame maintenant que la province compte 744 000 francophones. Le calcul de l’AFO s’inspire d’un avant-projet de règlement modifiant le Règlement sur les langues officielles déposé le 25 octobre dernier par les ministres Scott Brison et Mélanie Joly.
Pour estimer la demande de services fédéraux en français hors Québec, Brison et Joly proposent d’abandonner le critère du français comme « première langue officielle parlée », ou PLOP, et d’employer plutôt le nombre de personnes qui ont le français comme langue maternelle, seul ou en combinaison avec l’anglais ou une autre langue, plus le nombre de celles qui parlent le français à la maison soit comme langue d’usage, soit comme langue secondaire, seul ou avec l’anglais ou une autre langue.
Si cette démarche aboutit, le fédéral estimera la demande de services en français hors Québec en comptant les francoJolys au lieu des francoplops. Symétriquement, au Québec il sera question d’angloJolys plutôt que d’angloplops.
On s’empressera ensuite de qualifier de « francophones » les francoJolys et d’« anglophones » les angloJolys, de façon à multiplier le nombre de francophones hors Québec et d’anglophones au Québec. Main dans la main avec le fédéral, les leaders associatifs, comme l’AFO et le Quebec Community Groups Network (QCGN), agiteront ensuite ces chiffres gonflés pour exiger, auprès des gouvernements et autres instances de leurs provinces respectives, une plus grande place au soleil pour les minorités de langue officielle.
Or, le concept de francoJoly est encore plus fêlé que celui de francoplop. Il confond les personnes qui parlaient le français comme langue maternelle durant leur petite enfance, il y 5, 25 ou 50 ans, avec celles qui le parlent à la maison aujourd’hui. Il confond en outre la langue d’usage, ou principale, d’une personne avec ses éventuels comportements linguistiques secondaires à la maison. Et il est foncièrement incohérent, puisqu’on peut tout aussi bien compter, par exemple, comme francoJoly ou comme angloJoly quiconque aura déclaré le français en combinaison avec l’anglais comme langues maternelles, ou comme langues d’usage à la maison, ou comme langues parlées à la maison de façon secondaire.
Rappelons que c’est en comptant de la sorte que Statistique Canada a lancé le mythe selon lequel 87,1 % de la population du Québec était en 2016 de « langue d’usage » française. En répartissant comme il se doit les déclarations de deux ou trois langues d’usage de manière égale entre les langues déclarées, l’Institut de la Statistique du Québec nous a enfin donné l’heure juste dans Le Québec chiffres en main 2018 : 80,6 % de Québécois avaient le français comme langue d’usage en 2016. OQLF, are you listening ?
Rien d’étonnant, alors, qu’en comptant comme francoJoly tout ce qui parlait ou parle le moindrement le français à la maison, on arrive à 767 000 « Franco-Ontariens ». Pour s’en tenir à seulement 744 000, l’AFO a peut-être écarté certains « francophones » jugés trop douteux.
Il est en effet instructif de répartir les 767 000 francoJolys en Ontario en 2016 en trois groupes distincts. Un premier groupe de 348 000 parlent le français comme langue d’usage à la maison, seul ou en combinaison avec d’autres langues. Parmi ceux-ci, un minime 5 300, ou 1,5 %, ont déclaré ne pas pouvoir « soutenir une conversation » en français (les données de recensement recèlent de telles incohérences ; Statistique Canada en masque un certain nombre en « corrigeant » la réponse recueillie à la question sur la connaissance des langues officielles). Presque jusqu’au dernier, donc, ces 348 000 francoJolys représentent d’authentiques consommateurs potentiels de services publics en français.
On ne peut en dire autant des deux groupes qui suivent.
Un deuxième groupe de 269 000 francoJolys parlent le français à la maison uniquement à titre de langue secondaire. De ceux-ci, 255 000, ou 95 %, sont des anglophones, c’est-à-dire de langue d’usage anglaise. L’autre 5 % parlent une langue non officielle comme langue d’usage. Un total de 24 000, ou 9 %, se sont en outre déclarés incapables de soutenir une conversation en français. La vaste majorité des membres de ce deuxième groupe seraient, en toute vraisemblance, plus à l’aise en anglais qu’en français et, normalement, préféreraient utiliser des services en anglais.
Un troisième groupe de 150 000 sont de langue maternelle française, mais ne parlent plus le français à la maison, ni comme langue d’usage ni comme langue secondaire. Plus de 146 000 d’entre eux, ou 97,3 %, sont de langue d’usage anglaise et 27 000, ou 18 %, ne sont même plus capables de parler français. La probabilité qu’un membre de ce troisième groupe préfère des services en français plutôt qu’en anglais est de toute évidence pratiquement non existante. Décidément, la langue maternelle s’avère un bien piètre indicateur de qui est francophone en Ontario.
Les 767 000 francoJolys, de même que les 744 000 « Franco-Ontariens » de l’AFO, comptent ainsi pour plus du double du nombre d’Ontariens raisonnablement susceptibles de recourir à des services en français. Ça laisse plutôt à désirer du point de vue d’une saine gestion des deniers publics.
Le gouvernement Trudeau peut évidemment approuver la proposition Brison-Joly. Le cas échéant, il ne conviendrait en aucune façon de considérer les 767 000 ou 744 000 « Franco-Ontariens » qui en découlent comme représentant le nombre de francophones en Ontario. Et il serait souhaitable que les médias, en particulier, ne tombent pas dans le panneau de nous les présenter comme tels.
Le cas toujours échéant, le Québec compterait en 2016 tout près de 1,6 million d’angloJolys. Cela représenterait 20 % de sa population. Que d’« anglophones » ! De quoi décupler les revendications d’un Québec encore plus anglais de la part du QCGN et consorts.
Le premier ministre Trudeau a d’ailleurs donné le la en cette matière. En réaction aux coupures du gouvernement Ford dans les services provinciaux en français en Ontario, il a souligné sur Twitter « le rôle essentiel des gouvernements pour protéger, préserver et chérir les droits liés aux langues [officielles] minoritaires au Canada ». Puis il avance une énormité de son cru : « On a tous le droit de vivre et de travailler dans la langue officielle de notre choix ».
À ses yeux, donc, appuyer le français en Ontario et combattre le français en tant que langue commune du Québec vont de pair. Son envolée révèle bien les intentions fédérales vis-à-vis de la politique linguistique québécoise.
Il nous reste à tracer l’évolution de la situation réelle du français en Ontario après 50 ans d’application de l’irréprochable loi canadienne sur les langues officielles. À la prochaine !
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