Le parcours de deux chefs autochtones de la Colombie-Britannique

2019/02/04 | Par André Binette

Une bonne part de l'évolution du droit autochtone au Canada dans les cinquante dernières années provient du dynamisme des Premières Nations de la Colombie-Britannique. Cet ouvrage relate le parcours de deux chefs de cette province qui ont marqué leur époque. Le principal auteur est Arthur Manuel, fils de George Manuel, fondateur en 1975 du Conseil mondial des peuples autochtones. Ron Derrickson est aussi un homme d'affaires prospère; il a ajouté une postface qui exprime sa vision d'avenir d'un Canada enfin décolonisé.

Leur point de départ est le tristement célèbre Livre blanc fédéral de 1969, dans lequel le gouvernement de Trudeau père, dont le ministre des Affaires indiennes était Jean Chrétien, esquissait sa vision de ce qu'on n'appelait pas encore des peuples autochtones. Disant vouloir mettre fin à la discrimination et à l'inégalité, le Livre blanc proposait la disparition des réserves et l'assimilation des Autochtones. Voici une déclaration sidérante du premier ministre Trudeau à ce moment :

« Il est inconcevable de penser que dans une société donnée, une partie de la société ait conclu un traité avec l'autre partie de cette société. Nous devons tous être égaux devant la loi, et ne devons pas signer de traités entre nous. (…) Nous ne pouvons reconnaître les droits autochtones, car aucune société ne peut se fonder sur des conjectures historiques. » (p. 56)

Les Québécois reconnaîtront là le mépris et la rigidité idéologique, qui ont conduit au rejet de la légitimité du nationalisme québécois et à l'inscription du multiculturalisme dans la Constitution. Un chef de l'Alberta, Harold Cardinal, s'est fait avec éloquence le porte-parole du rejet massif suscité par le Livre blanc : 

« En dépit de toutes les tentatives du gouvernement de persuader les Autochtones d'accepter le Livre blanc, leurs efforts sont voués à l'échec, car les Autochtones comprennent que le programme du ministère des Affaires indiennes, tel que transmis par son porte-parole, le ministre Chrétien, mène directement à un génocide culturel. Nous n'emprunterons pas cette voie. » (p. 58)

Le Livre blanc avait affirmé que les droits autochtones n'avaient aucune valeur juridique. Il fut définitivement passé aux oubliettes en 1973 lorsque la Cour suprême dit exactement le contraire dans l'affaire Calder. Cette affaire avait été menée par une Première Nation de Colombie-Britannique. Le gouvernement fédéral fit alors un virage à 180 degrés et adopta la même année une politique de négociation de traités fondée sur l'existence des droits ancestraux. En 1982, toujours sous la pression des peuples autochtones, il a même accepté de constitutionnaliser ces droits.

Le premier traité issu de la nouvelle politique de 1973 fut la Convention de la Baie James de 1975, par laquelle les Cris et les Inuit du Québec obtenaient l'autonomie régionale et une compensation de quelques centaines de millions en échange de l'extinction de leurs droits ancestraux dans le but de permettre la construction de barrages à la Baie James. En 2001, un amendement majeur à la Convention, appelé la Paix des Braves, porta la compensation à 5 milliards $ sur 50 ans pour les Cris et 800 millions pour les Inuit, et accorda une autonomie accrue afin d'ajouter d'autres barrages. Dans le cas des Cris, une part de 3,5 milliards provient d'Hydro-Québec et le reste d'Ottawa.

Des droits qui n'existaient pas en 1969 aux yeux du gouvernement canadien valaient des centaines de millions dans les années 1970 et des milliards dans les années 2000. Au fond, sans le dire textuellement, les auteurs prônent d'étendre le modèle de la Convention de la Baie James à l'ensemble du territoire canadien sans recourir à l'extinction des droits ancestraux, qui est jugée inacceptable par la plupart des Premières Nations qui refusent de signer un traité moderne sur de telles bases.

Au Québec, la construction des 14 barrages du réseau de la rivière Manicouagan sur la Côte-Nord, dont Manic 5, l'un des plus importants barrages au monde, a eu lieu avant le revirement fédéral. Cette construction s'est faite aux frais des Innus, notamment ceux de la communauté de Pessamit près de Baie-Comeau, qui ont obtenu quelques dizaines de milliers de dollars en 1965 pour un droit de passage d'Hydro-Québec sur leur territoire ancestral, sans reconnaissance de leurs droits ni autonomie. Le réseau de la Manicouagan est comparable en puissance et étendue à celui de la Baie James. Il s'agit probablement du plus grand vol de l'histoire du Québec, qui n'a pas été corrigé à ce jour parce que la politique fédérale de 1973 et la constitutionnalisation des droits ancestraux n'étaient pas rétroactives.

Les auteurs estiment à des centaines de milliards la valeur de la dépossession des ressources naturelles sur les territoires ancestraux des Premières Nations au Canada. L'un des chapitres les plus intéressants relate les rencontres d'Arthur Manuel aux bureaux d'institutions financières internationales telles que la Banque mondiale, l'Organisation mondiale du commerce ou encore l'une des principales sociétés privées de notation de crédit des gouvernements, afin d'amener les gouvernements du Canada et des provinces à reconnaître ce passif dans leurs livres. Ces démarches fascinantes, qui sont un prolongement logique de la reconnaissance de la valeur économique des droits ancestraux par les tribunaux, n'ont toutefois donné aucun résultat tangible jusqu'ici.

Dans sa postface, le grand chef Derrickson s'appuie sur cette valeur économique pour esquisser sa vision d'un Canada décolonisé. Selon lui, il serait logique que les Premières Nations puissent tirer une rente de l'exploitation de leurs territoires, en plus d'une compensation à négocier pour les dommages du passé. Il faudrait aussi abroger la Loi sur les Indiens et reconnaître le droit ancestral à l'autonomie gouvernementale, ce que la Cour suprême et le gouvernement canadien ont refusé. En échange, l'immunité fiscale (d'ailleurs limitée en pratique) et les subventions accordées aux Autochtones qui ne les ont pas sortis de la pauvreté, pourraient être abolis. Ainsi, à l'instar des Cris du Québec, les Premières Nations pourraient être les moteurs de leur propre développement et celui de leurs régions. 

Cette vision juste demeure un espoir lointain devant la puissance combinée des industries pétrolière, minière et forestière qui contrôlent des pans entiers de l'économie canadienne et jouissent d'une influence très excessive sur nos gouvernements. Les chefs Manuel et Derrickson ont lutté toute leurs vies pour la dignité de leurs peuples et ont contribué directement à changer beaucoup de choses.

Au moment de leur bilan et alors qu'ils cherchent à transmettre leur flamme, ils méritent bien d'être salués.