Québec-Haïti : Une coopération porteuse d’un nouveau modèle de développement

2019/02/15 | Par Jacques B. Gélinas

L’histoire se passe en Haïti, le pays le plus pauvre, le plus exploité et le plus sous-développé du continent. Cette histoire allume une étincelle d’espoir. Elle est racontée dans un livre paru récemment : Une coopération Québec-Haïti innovante en agroalimentaire[1].

L’expérience rapportée dans cet ouvrage met en lumière ce qui constitue la base et le commencement de tout développement : se nourrir soi-même. Comment cela peut-il se concrétiser dans un pays aussi dépourvu, qui importe plus de 50% de sa nourriture? En travaillant la terre - ce capital premier - et en transformant localement dans des cuisines collectives les denrées produites par les petits paysans; et, enfin, en nourrissant avec ces plats appétissants les écoliers et les familles des femmes participantes.

Pendant les trois ans (2013-2016) qu’a duré le projet, on a vu naître, dans deux zones rurales d’Haïti, une économie circulaire qui a renforcé l’autonomie locale et conféré à la communauté pourvoir, dignité et fierté. L’opinion d’un petit paysan : «Pouvoir nourrir nos enfants avec la base de notre production, pour moi, c’est quelque chose qui nous rend plus fiers. Ça permet à l’économie de la région, du pays, de rouler» (p. 216).

           

Une expérience porteuse d’un nouveau modèle de développement

Les deux zones rurales en question, ce sont Labrousse, une région très isolée dans le sud du pays, et Rivière-Froide, une zone rurale en périphérie de Port-au-Prince. Les deux présentent une géographie escarpée, formée de montagnes souvent déboisées, de mornes[2] et de plateaux, dépourvus de voies de communications et de transport public. La ressource principale de ces deux régions, c’est l’agriculture pratiquée sur de petites fermes familiales de quelques hectares. Il s’agit d’une agriculture de subsistance, mais quand même en mesure de dégager de petits surplus. Ces surplus pourraient être commercialisés et ainsi engendrés des revenus pour combler les autres besoins de la famille. Mais voilà qu’en l’absence de routes praticables et de moyens de transport, tout est bloqué. Inutile de compter sur l’intervention de l’État qui ne dispose d’aucune politique agricole, si ce n’est de favoriser l’agrobusiness.

Cela étant, comment dynamiser l’économie de ces régions agricoles, pauvres et isolées? Par où commencer? Les protagonistes du projet ont eu l’idée de commencer par la mise en place de cuisines collectives, ce qui peut paraître banal par rapport aux obstacles à renverser.

Résumons l’objectif : la création de cuisines collectives ravitaillées en denrées par les paysans locaux et dont les plats vont servir à nourrir les enfants des cantines scolaires locales, ainsi que les familles des femmes participantes. 

Cette idée a germé dans la tête des dirigeants de deux organismes : l’un québécois, l’autre haïtien. Côté québécois : l’UPA DI (Union des producteurs agricoles, Développement international). Côté haïtien : FODES-5 (Fondation pour le développement économique et social).  

Ces deux organismes avaient appris à se connaître dans des projets antérieurs de coopération. Ils avaient surtout appris à connaître les besoins, les aspirations et les moyens d’action des populations de ces collectivités rurales.

Parmi ces besoins, le plus criant demeurait la nécessité de dynamiser la principale ressource économique : l’agriculture paysanne. Première étape : trouver un marché local pour écouler les petits surplus des petits paysans. Ça pourrait être les cantines scolaires…

Il existe bel et bien en Haïti des cantines scolaires depuis plus de 50 ans. Mais hélas! Elles sont ravitaillées par des organismes internationaux qui importent de l’étranger les denrées fournies aux écoles. Et cela, à un prix de rabais que les produits locaux ne peuvent concurrencer.

 

Une véritable coopération internationale Québec-Haïti

Côté Québec, comme nous l’avons vu plus haut, l’acteur principal a été l’UPA DI (Union des producteurs agricoles – Développement international), un organisme fondé par l’UPA, en 1993, dans le but de promouvoir dans les pays sous-développés un modèle de coopération de paysans à paysans, axé sur la ferme familiale et une agriculture soutenable, écologique et solidaire.

Côté HaÏti, en plus de FODES-5, une fondation créée en 1998 pour le développement économique et sociale des régions rurales, une autre organisation paysanne, oeuvrant à Rivière-Froide, s’est jointe au projet : l’Encadrement des petits paysans des mornes et des plaines en Haïti (EPPMPH) créé en 1990. Ce sont ces deux organisations qui ont été responsables, sur le terrain, de la réalisation du projet.


Fanm poto mitan

En Haïti, on considère la femme comme le pilier central de l’édifice familial et de l’organisation de la vie en général : Fanm poto mitan. La femme, c’est le poteau central, le pilier qui maintient l’intérêt et la préoccupation des membres de la famille et de la collectivité les uns pour les autres (p. 168).  

Ce sont les femmes qui ont rendu possible la réalisation du projet agroalimentaire à Labrousse et à Rivière-Froide. Elles ont démontré «un intérêt et une volonté d’y participer, malgré les réticences exprimées par les partenaires haïtiens» (p. 17). Une centaine de femmes se sont impliquées. Certaines faisaient partie d’organisations déjà existantes comme Femmes Étincelles, Femmes Actives, Union des Femmes Sixième- Jamais-Vu. Ce sont ces groupes et d’autres formés par la suite qui ont pris en main la création et le fonctionnement des cuisines collectives.

Un des objectifs énoncés dans la présentation du projet était justement de «faire avancer la sécurité alimentaire en plaçant les femmes au cœur de ces initiatives». Effectivement, le projet a été «le déclencheur de toute une dynamique dont l’impulsion a été donnée par les femmes dans leur communauté» (p. 167).


Quand l’aide publique au développement fait du contre-développement

Depuis leur création en 1969, les cantines scolaires demeurent pratiquement abandonnées à elles-mêmes par les gouvernements successifs de la république haïtienne. Alors, ce sont les organisations internationales se sont occupées de les ravitailler en nourriture. Parmi celles-ci, le Programme alimentaire mondial (PAM) s’est révélé le plus actif. Le PAM, un programme des Nations Unies, dépend pour son financement des gouvernements des pays du Nord, qui imposent leurs conditions. Concrètement le PAM fait affaires avec l’Agence des États-Unis pour le développement international (USAID) et, depuis 2006, avec l’Agence canadienne de développement international (ACDI[3]). Ces agences arriment leur contribution aux intérêts des industries agroalimentaires de leurs pays respectifs, qui en profitent pour écouler leurs surplus. Ainsi, les intérêts des pays donateurs passent avant les intérêts des paysans haïtiens incapables de concurrencer les prix de dumping des pays du Nord.


Un livre inspiré et inspirant

Le livre cité plus haut, qui rend compte d’une expérience agroalimentaire novatrice en matière de développement et de coopération internationale, est une production collective qui a réuni des chercheuses et chercheurs universitaires du Québec et d’Haïti. Cette collaboration a permis de mutualiser les connaissances et les expériences des deux bords.

Les auteurs - quatre Haïtiens et cinq Québécois, ces derniers membres du Groupe d’économie solidaire du Québec (GESQ) - arrivent à une conclusion pleine de promesses : le projet agroalimentaire en Haïti pourrait se révéler un nouveau modèle de coopération internationale et jeter «les bases d’un mouvement haïtien porteur d’un nouveau modèle de développement».

jacquesbgelinas@.com

 


[1] Yves Vaillancourt et Christian Jetté (dir.), Une coopération Québec-Haïti innovante en agroalimentaire, L’économie sociale et solidaire en mouvement, Presses de l’Université du Québec, 2018.

[2] Dans les Antilles, un morne désigne une colline, une petite montagne arrondie.

[3] L’ACDI n’existe plus comme agence gouvernementale disposant d’une certaine autonomie. Elle a été avalée et digérée par le super ministère Affaires mondiale Canada, créé en 2015. AMC chapeaute trois ministères, dont le ministère du Développement international qui obéit surtout aux impératifs du commerce.