L’autre jour, un cadeau d’une valeur inestimable a atterri dans ma boîte aux lettres : il s’agissait d’un document intitulé « The Future Population of Canada », un bulletin émis par le « Department of Trade and Commerce Dominion Bureau of Statistics », soit l’ancêtre de Statistique Canada.
Ce précieux document date de 1946 et contient les projections de population pour le Canada, les provinces et les territoires jusqu’en 1971. Il s’agit probablement du tout premier exercice de projections démographiques effectué par un organisme relevant d’Ottawa.
La méthodologie de cette étude est assez simple : il s’agit d’une application mécanique des tables de fécondité et de mortalité dérivées des données de recensement sur la population des provinces, territoires et du Canada assorties de quelques hypothèses sur la décroissance continue de la fécondité durant la période d’étude. L’immigration (qui était très faible depuis la crise de 1929) ainsi que la migration interprovinciale sont assumées comme étant nulles.
Le tableau 1 de la page 9 accroche l’œil. On y indique que la population de l’Ontario était de 3,788 millions d’habitants en 1941, soit 33,0 % du total de la population du Canada. En comparaison, le Québec avait une population de 3,332 millions en 1941, soit 28,9 % du total canadien.
En 1971, l’Ontario sera rendue à 4 millions 382 habitants, soit 30,0 % du total.
Quelle province sera la plus grosse en 1971 selon les prévisions de cette étude ?
Le Québec avec 4,701 millions d’habitants, soit 32 % du total canadien.
La situation est résumée de la façon suivante : « Les proportions de population sont renversées pour le Québec et l’Ontario entre 1941 et 1971. Les taux de fécondité chutent plus rapidement au Québec dans cette période que pour toute autre province. Cependant, le déclin de la fécondité en Ontario a eu lieu avant celui du Québec, ce qui place cette province en position de faiblesse pour ce qui est de la croissance future de sa population. À cause de cette différence, le Québec aura en 1960 une population égale à celle de l’Ontario et après cela sa population sera plus importante que celle de l’Ontario ».
Comparons maintenant ces prévisions démographiques avec la réalité, c’est-à-dire avec les données du recensement de Statistique Canada pour l’année 1971. À cette date, la population du Canada était de 21,57 millions de personnes. La population du Québec était de 6,02 millions d’habitants, soit 27,9 % du total. Celle de l’Ontario était de 7,71 millions d’habitants, soit 35,7 % du total. En 1971, L’Ontario était toujours la province la plus populeuse. Et de loin.
Les prévisions étaient-elles erronées ? Que s’est-il donc passé pour expliquer ce décalage important entre les prévisions et la réalité vingt-cinq ans plus tard ?
Premier élément. Notons que, contrairement aux hypothèses de l’étude, la fécondité a remonté autant en Ontario qu’au Québec dans les années d’après-guerre (le « baby-boom »), jusqu’à converger au début des années soixante, l’Ontario rattrapant le Québec, ce qui est venu hausser le total des populations pour ces deux provinces.
Deuxième élément. On en a un soupçon en lisant ce passage de la page 4 de « The Future Population of Canada ». Il y est écrit: « Le but de cet exercice est de guider les politiques publiques ».
Et c’est bien, à mon avis, ce à quoi cet exercice a servi.
Une rumeur persistante veut en effet que les prévisions démographiques de 1946, et l’annonce que le Québec allait devenir la plus grosse province aient sonné l’alarme aux plus hauts niveaux du gouvernement d’Ottawa. Ainsi, dès que la situation économique fût favorable, soit tout de suite après la fin de la Seconde Guerre mondiale, Ottawa a ouvert les vannes de l’immigration.
Un document de « Citoyenneté et immigration Canada », datant de 2006, contient des données historiques sur les flux d’immigration au Canada depuis 1860. Ces données indiquent que le nombre d’immigrants admis au Canada fut très faible tout au long des années 1930, soit lors de la dépression. Environ 13 000 immigrants étaient admis au Canada annuellement, ce qui représentait 0,1 % de la population environ.
Les volumes d’immigrants admis ont commencé à augmenter sérieusement dans l’après-guerre, à partir de 1946, passant de 0,1-0,2 % de la population pour la période 1932 à 1945 à 1,4 % en 1951, soit 194 391 personnes (une multiplication par un facteur 15 !). Le maximum a été atteint au cours de l’année 1957 avec 1,7 % ou 282 164 immigrants admis. Au total, 3,44 millions d’immigrants ont été reçus au Canada de 1945 à 1970, la majorité d’entre eux s’établissant en Ontario.
Le baby-boom est bien venu déjouer les hypothèses de l’étude de 1946, mais sans, je crois, venir totalement compenser le surcroît de population fourni par l’immigration pour l’Ontario.
Cette rumeur, qui veut que cette étude prévisionnelle ait servi à déterminer la nécessité d’un plus grand volume d’immigration afin de contenir le Québec, ne peut pas, à mon avis, ne pas être en partie vraie (avis aux historiens qui auraient envie de plonger dans les archives fédérales : Il y a ici un très beau projet !). La logique qui sous-tend la chose est la même que celle qui a mené au rapport Durham, à l’acte d’Union, à l’écrasement de la Rébellion des métis dans l’Ouest pour s’assurer qu’il n’y aurait pas une deuxième province française au Canada, etc. Cette logique d’instrumentalisation de l’immigration afin de contenir et soumettre l’élément français sous-tend et structure toute l’histoire du Canada.
Car, enfin, on imagine bien ce qui aurait pu se passer si Ottawa avait « laissé les choses aller » : Le « French Power » à Ottawa n’aurait probablement pas été incarné par un homme chargé de mettre le Québec à sa place avec l’appui inflexible de l’Ontario, mais ce pouvoir aurait pu être exercé dans le sens des intérêts du Québec par quelqu’un cherchant à redresser en notre faveur cette confédération bancale qui nous étouffe. La « Loi sur les langues officielles », par exemple, aurait pu reconnaître le français comme seule langue officielle au Québec au lieu d’instaurer un bilinguisme inégalitaire.
Mais, à la « revanche des berceaux », Ottawa a répondu de la façon habituelle, soit en déclenchant l’arme migratoire. D’ailleurs, notons que, depuis quelques années, Ottawa hausse les objectifs d’immigration à nouveau. Pour 2019, Ottawa a établi un nouvel objectif record, soit de 330 880 personnes. Cet objectif va augmenter jusqu’à 350 000 en 2021. Pendant ce temps, en 2016, le Québec était rendu à seulement 22,9 % de la population canadienne.
Et la moitié des immigrants allophones s’installant au Québec continue à s’assimiler à la minorité anglophone. Cela ne semble pourtant nullement troubler Ottawa… Car Trudeau refuse toujours d’autoriser le Québec à réduire, même temporairement, son volume d’immigration de 20 %.
Rien de nouveau sous le soleil d’Ottawa…
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