Les effets pervers du libre-échange d’aujourd’hui

2019/09/25 | Par Jacques B. Gélinas

On a mis quelqu’un au monde, Il faudrait peut-être l’écouter. (Serge Fiori)

En cette campagne électorale qui bat son plein, les deux partis susceptibles de prendre le pouvoir courtisent la classe moyenne, par des promesses souvent simplistes et racoleuses : «Plus d’argent dans les poches de la classe moyenne». Paradoxalement, aucun parti ne remet en cause le système économique libre-échangiste actuel, qui appauvrit la classe moyenne[1], creuse les inégalités, dévaste l’environnement et sape la démocratie. 

Un petit livre qui vient de paraître - Le libre-échange aujourd’hui, Bilan des accords commerciaux soutenus par le Canada - signé par une douzaine de chercheuses et chercheurs, dont l’auteur de ces lignes démontrent les effets pervers du libre-échange sur l’agriculture, la culture, le prix des médicaments, les services publics, l’environnement, le climat. La crise climatique est la conséquence directe d’un système économique fondé sur la libre concurrence débridée et le commerce au long cours.

Pourquoi les politiciens restent-ils sourds aux appels pressants des jeunes pour sauver la planète en ébullition? Parce qu’en signant ces accords, ils ont cédé grande partie de leur pouvoir de légiférer, devenant ainsi complices du tandem multinational auto-pétrole.

 

Chronologie des négociations – et renégociations – de trois mégatraités de libre-échange

Depuis le début de la présente décennie, le gouvernement canadien a négocié et renégocié en secret une panoplie d’accords de néolibre-échange, dont trois s’avèrent particulièrement néfastes :

  • l’Accord global et progressiste de partenariat transpacifique (GPPTP) : négocié depuis 2010 et signé le 4 février 2016, cet accord comprenait à l’origine 12 pays du Bassin du Pacifique; les États-Unis s’en retirent en janvier 2017, à l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche; l’accord est renégocié à 11 et resigné le 8 mars 2018, fallacieusement affublé de l’épithète «progressiste».   
  • L’Accord économique et commercial global (AGEC) Canada-Union européenne: négocié depuis le 6 mai 2009, l’AGEC est paraphé en 2013, puis de nouveau en 2014 et signé, en grande pompe, la même année, pour être resigné le 30 octobre 2016; entré en vigueur de façon provisoire à 90% le 21 septembre 2017, il ne s’appliquera dans sa totalité que lorsque les 28 parlements nationaux et régionaux d’Europe l’auront ratifié.
  • L’Accord Canada-États-Unis-Mexique (ACEUM) : il s’agit de l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), en vigueur depuis le 1er janvier 1994, renégocié sous les ordres de Donald Trump; comme on le verra ci-dessous, le Canada est sorti perdant de cet accord paraphé le 1er octobre 2018, mais non encore ratifié.  

           

Quand Justin Trudeau prend conseil auprès du Big Business états-unien

Le Globe and Mail nous apprend, dans son édition du 14 septembre dernier, que notre premier ministre a sollicité les conseils d’un riche homme d’affaires états-unien, Stephen Schwarzman, avant et pendant la renégociation de l’ALENA. Le quotidien torontois tient ses informations de l’homme d’affaires lui-même, qui vient de publier ses mémoires intitulées What it Takes. L’auteur, fondateur et PDG du gigantesque fonds d’investissement Blackstone, gère un portefeuille de 500 milliards de dollars US.

Dans ses mémoires, le milliardaire expose en détail ses interventions auprès de Trudeau et de ses ministres. Fin janvier 2017, le cabinet libéral se trouve à Calgary pour une retraite fermée de trois jours. Point principal à l’ordre du jour : Trump, qui vient de s’installer à la Maison Blanche. Invité spécial : Stephen Schwarzman qui, en plus de son fonds d’investissement, dirige un comité spécial, composé de 16 PDG de la Business Roundtable, chargé de conseiller le nouveau président en matière économique.

Septembre 2018, impasse dans les négociations. Inquiet, Justin Trudeau sollicite une rencontre avec M. Schwarzman et ses amis de la Table ronde des affaires. Rendez-vous dans les bureaux de Blackstone, à New York. Après la réunion, Justin Trudeau reste seul à seul avec Schwarzman, qui lui indique quoi ne pas céder et quoi céder pour satisfaire les exigences de Donald Trump. La ligne rouge sur le chapitre 19 et l’exception culturelle, ça va. Mais laisse tomber, au moins en partie, la gestion de l’offre sur les produits laitiers. 

                       

L’agriculture malmenée par les accords de libre-échange, surtout au Québec

Depuis l’inclusion des produits agroalimentaires dans les accords de libre-échange, la ferme familiale québécoise est une espèce en voie de disparition. C’est le triomphe de l’agriculture productiviste exposée à un marché concurrentiel international, qui exige une production à grande échelle et l’usage de pesticides, d’engrais chimiques et d’hormones de croissance pour survivre.

Dans la négociation des trois accords susmentionnés, le gouvernement canadien a sacrifié la gestion de l’offre sur l’autel de l’industrie automobile de l’Ontario et livré aux producteurs étrangers 9 % du marché canadien des produits laitiers. Le plus durement touché par ce maquignonnage est le Québec qui compte pour plus de 50 % dans la production laitière canadienne.

           

Des services publics affaiblis et mal financés

Les accords de libre-échange couvrent tous les secteurs, y compris les services publics, à l’exception de ceux spécifiquement identifiés par un État membre. Le gouvernement canadien assure avoir protégé le système de santé et l’éducation. Ce qui ne l’empêche pas de faire des concessions dans les négociations qui se poursuivent après la signature d’un accord. Car tous ces accords sont «évolutifs». Ce qui explique le glissement subtil de nos services publics vers le privé.

           

L’exception culturelle fragilisée

Les milieux culturels québécois se croyaient protégés par la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles signée sous l’égide de l’UNESCO, en 2005. Cette Convention exclut les industries culturelles des accords de libre-échange. Mais en y regardant de près, on découvre que ceux-ci n’en respectent ni l’esprit ni la lettre. Il appert cependant que le Canada a sauvé les meubles dans l’ACEUM.

 

Les brevets des pharmaceutiques prolongés, les médicaments plus coûteux

Dans ces trois grands accords négociés par le gouvernement canadien, on note une nette tendance à protéger les intérêts des compagnies pharmaceutiques au détriment des citoyennes et citoyens. Ainsi, la durée déjà longue – environ 12 ans – d’un brevet sera prolongée de deux ans, ce qui aura pour effet d’augmenter de 850 millions de dollars annuellement le coût des médicaments. Aussi, ces accords rendent plus difficiles l’approbation et la mise en marché de médicaments génériques.

 

L’environnement, le climat et la biodiversité privés de protection

Le gouvernement canadien se targue d’avoir réussi à introduire dans les accords commerciaux en question des clauses portant sur l’environnement et les changements climatiques. En réalité, ces dispositions ne comportent aucune mesure contraignante ni aucune obligation. Aucune référence aux changements climatiques ni même aux Accords de Paris. De toute façon, toute disposition visant à protéger le climat et l’environnement sera aussitôt contestée comme «nuisible au commerce international».

 

Et si on écoutait le cri du cœur de nos enfants…

Greta a sonné l’alarme. Les jeunes de sa génération ont emboîté le pas. Le 20 septembre dernier, c’était l’admirable grève mondiale de l’école. Écolières et écoliers sont sortis par millions manifester dans les villes des cinq continents. On les verra de nouveau, le 27 septembre, participer à la grève mondiale pour sauver le climat.

Des chroniqueurs, politiciens et philosophes ont trouvé moyen de critiquer et même de dénigrer la jeune Suédoise, la taxant d’alarmiste. À tort, car Greta et des millions de jeunes avec elle fondent leurs revendications sur les multiples rapports scientifiques du Groupe international d’experts sur le climat (GIEC) mandaté par les Nations unies et qui, le premier, a sonné l’alarme.

Fiori a raison. Il faut écouter les jeunes et presser nos dirigeants de les écouter. Il y a urgence de changer notre mode de production, de commercialisation et de consommation, si nous voulons léguer à nos enfants un environnement durable et endurable.

 

jacquesbgelinas.com

 


[1] Voir le Rapport sur les inégalités mondiales, Paris, Éditions du Seuil, 2018.  En couverture, le Rapport annonce «le recul de la  classe moyenne face à la prospérité des 1%».