Dossier : L’Ouest canadien (2): La Rébellion des Métis

2020/03/31 | Par Pierre Dubuc

Lorsque le premier ministre Pierre Elliot Trudeau a décidé de geler le prix de l’or noir, lors de la crise du pétrole de 1973, le premier ministre Peter Lougheed de l’Alberta a dénoncé une « politique d’agression », qui avait pour effet de subventionner les consommateurs de l’Est du pays aux dépens de l’Ouest. Trudeau y voyait, au contraire, un avantage concurrentiel pour le secteur industriel du pays. Selon lui, Ottawa était en droit d’avoir sa « juste part » des revenus de l’exploitation du pétrole et du gaz après des décennies de subventions fédérales à la province. Le ministre de l’Énergie, Donald Macdonald a même déclaré qu’Ottawa « exerçait le droit de tous les Canadiens au partage d’une richesse provinciale, mais également canadienne ».

Ces déclarations ont suscité la colère des Albertains qui s’est, entre autres, manifestée par l’apparition sur les pare-chocs des voitures d’un autocollant avec le message suivant : « Let the Eastern Bastards Freeze in the Dark ».

Mary Janigan a choisi de reprendre ce slogan comme titre de son livre, paru en 2013, qui démontre que l’affrontement entre Ottawa et l’Alberta à propos du contrôle des ressources naturelles a marqué toute l’histoire de l’Ouest canadien. La controverse étant de nouveau d’actualité avec les pipelines, les lois fédérales sur la taxe sur le carbone et l’environnement, nous avons jugé à propos de traduire et résumer cette histoire, méconnue du public québécois.

Le livre de Mary Janigan s’intitule Let the Eastern Bastards Freeze in the Dark. The West versus the Rest Since Confederation (Vintage Canada, 2013) a été sur la liste des « National Bestsellers» au Canada anglais.

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C’est en grande partie en réponse à la ruée vers l’Ouest entreprise par les États-Unis, au lendemain de la guerre de Sécession (1861-1865), que la Grande-Bretagne réunit en 1867 ses colonies nord-américaines – le Canada-uni (Québec et Ontario), la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick – dans un même pays pour s’accaparer, avant son voisin du Sud, les vastes territoires de la Terre de Rupert et du Nord-Ouest, gérés par la Compagnie de la Baie d’Hudson.

À peine six mois après la ratification de la Confédération canadienne, Londres – craignant que les États-Unis invoquent la doctrine Monroe (1823), qui condamne toute intervention européenne dans les affaires des Amériques, pour mettre la main sur ces territoires – décide de résilier la charte de la Compagnie de la Baie d’Hudson et de transférer ses droits au Canada pour un montant de 300 000 livres britanniques (1,5 million $), une somme très importante pour l’époque. Une clause de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique (BNA Act) permet la transaction sans consultation des populations de ces territoires, tout comme ce fut le cas pour la Confédération. Cependant, Londres doit entériner la transaction, le Canada n’ayant pas le pouvoir d’amender sa constitution.


Louis Riel et les Métis

Dès la création du Canada, le premier ministre John A. Macdonald entre en discussion avec la Colombie-Britannique pour qu’elle adhère au Canada plutôt qu’à la République américaine. Il lui promet la construction d’un chemin de fer qui reliera le Canada central au Pacifique, d’où la nécessité d’acquérir la Terre de Rupert et les Territoires du Nord-Ouest.

Les rumeurs de cession du territoire au Canada et l’arrivée de colons anglais et d’arpenteurs sous protection militaire ne sont pas sans inquiéter les Métis qui squattent ce territoire depuis longtemps et dont les droits ancestraux avaient été reconnus par la Couronne britannique. Lorsqu’ils apprennent l’envoi par Ottawa d’un lieutenant-gouverneur canadien pour remplacer le gouverneur de la Compagnie de la Baie d’Hudson, ils le capturent et forment un gouvernement provisoire sous la direction de Louis Riel.

Riel sait que les quatre provinces fondatrices du Canada ont conservé leurs droits sur leurs terres et leurs ressources naturelles. Il exige le même traitement pour l’Ouest et demande le statut de province pour la Terre de Rupert. Mais le premier ministre John A. Macdonald veut conserver le statut de colonie de la Couronne à ce territoire.

Les relations avec les colons anglais s’enveniment et les Métis font des prisonniers. Le conflit éclate ouvertement avec le Canada lorsqu’ils exécutent, avec l’approbation de Riel, l’orangiste Thomas Scott.

John A. Macdonald veut envoyer l’armée pour mater la rébellion, mais Londres l’informe que les 400 soldats britanniques et les 700 miliciens canadiens ne marcheront pas de l’Ontario vers Fort Garry (aujourd’hui Winnipeg), tant que n’aura pas été complété le versement des 300 000 livres.

Au même moment, le Premier ministre canadien négocie avec des représentants des Métis. Il rejette leur revendication que la Terre de Rupert entre dans la Confédération avec le statut de province, avec les droits et privilèges des autres provinces, mais accepte la création d’une province, le Manitoba, sur un minuscule territoire de 180 milles de l’est vers l’ouest et de 90 milles du nord au sud. Les délégués métis acceptent la proposition d’Ottawa pour la création du Manitoba et que le fédéral détienne le contrôle des territoires à l’extérieur du Manitoba.

Puis, en quelques jours, les événements se bousculent. Ottawa verse les 300 000 livres et adopte le Manitoba Act de 1871. La reine cède les droits de la Compagnie de la Baie d’Hudson au Canada. Le Gouvernement provisoire et Riel acceptent le Manitoba Act.

Les troupes britanniques se mettent alors en marche vers Fort Garry pour mater la rébellion et arrêter Riel. Des membres du gouvernement provisoire rompent avec Riel parce qu’il refuse de demander l’aide des États-Unis, dont des représentants grenouillent à Fort Garry, alors que des troupes américaines se dirigent vers la région. Riel place toujours sa confiance dans la reine Victoria.

Le Manitoba Act reconnaît les droits de « toutes les personnes en possession pacifique de lotissements au moment du transfert du territoire au Canada » et met de côté 1,4 million d’acres pour le « bénéfice des familles des résidents métis ». Mais l’afflux de colons arrogants forcera les Métis à vendre leurs terres et à migrer vers l’Ouest. Le 1,4 million d’acres de terres ne leur sera pas alloué près de leurs lotissements originaux sur les rives des rivières Assiniboine et Rouge, mais dans des régions reculées des Prairies où ils n’ont jamais traditionnellement vécu.

L’Acte constitutionnel de 1871 crée la province du Manitoba sur un territoire exiguë, tout en la privant de juridiction sur ses ressources naturelles, contrairement à la Colombie-Britannique et l’Île-du-Prince-Édouard, qui se sont rattachées à la Confédération à la même époque, soit en 1871 pour la première et en 1873 pour la seconde. Une dispute frontalière entre le Manitoba et l’Ontario illustre bien la différence de traitement. En 1884, le Comité judiciaire du Conseil privé de Londres, qui fait office de Cour suprême, prive le Manitoba d’un important territoire forestier au profit de l’Ontario. Pour ajouter l’insulte à l’injure, le même Comité judiciaire reconnaîtra plus tard à l’Ontario et non à Ottawa les droits sur ces ressources naturelles.

Le fait de posséder ses ressources naturelles ne rend pas la Colombie-Britannique plus satisfaite de son adhésion au Canada. En 1874, à peine trois ans après son entrée dans le Canada, le premier ministre George Walkem se rend à Londres demander – sans succès – de faire pression sur Ottawa pour l’obtention de subsides plus généreux. Quatre ans plus tard, des membres de la législature demanderont à la reine Victoria le droit pour la province de se retirer du Canada.

Pour préparer la venue d’immigrants-colons et la construction du chemin de fer, Ottawa signe, au cours des années 1870, sept traités avec les Autochtones, qui confirment les droits du fédéral sur cet immense territoire. Décimés par la variole, privés de leur principale ressource (les bisons), agressés par les colons qui squattent leurs territoires, les Autochtones n’ont d’autres choix que de se déplacer vers les réserves qu’Ottawa vient de leur créer.

Le grand projet pour assurer la souveraineté du Canada sur le vaste territoire de l’Ouest est la construction du chemin de fer transcontinental. L’entente avec le Canadian Pacific Railway (CPR) est signée en 1881. Ottawa cède dans l’Ouest 25 millions d’acres et 25 millions de dollars au CPR. Ottawa accepte alors de multiplier par dix le territoire du Manitoba, en échange de la reconnaissance des droits de monopole du CPR. Il obtient que la Colombie-Britannique concède au CPR des terres sur une distance de 20 milles de chaque côté de la voie ferrée et un autre 3,5 millions d’acres dans le district de la Rivière de la Paix.

La situation est plus explosive dans ce qui deviendra éventuellement la Saskatchewan, où le lieutenant-gouverneur Edgar Dewdney, chargé de l’administration des Territoires du Nord-Ouest (T.N.-O), a acheté de la Compagnie de la Baie d’Hudson des terres près de Régina dans le but d’en faire la capitale des T.N.-O. Le gouvernement fédéral confirme le choix de Régina comme capitale en 1883. Sur les instructions d’Ottawa, Dewdney refuse l’entrée de nourriture dans les réserves qui ne cultivent pas le sol et piétine les droits des Métis. Ces derniers demandent alors à Louis Riel de revenir de son exil aux États-Unis.

Riel instaure un nouveau gouvernement provisoire à Batoche au printemps 1885 et proclame une charte des droits des Métis. Il réclame la création immédiate des provinces de l’Alberta et de la Saskatchewan. Des affrontements avec la Police montée du Nord-Ouest – l’ancêtre de la GRC – et des milices de Blancs provoquent la mort de 12 policiers et miliciens et de 5 Métis. Les Cris tuent neuf personnes pour protester contre le manque de nourriture. Au terme d’affrontements, Riel, les Métis et le chef autochtone Poundmaker se rendront aux autorités fédérales. Riel sera pendu. Le chemin de fer sera complété à l’automne 1885.

À suivre.

 

Crédit photo : Bibliothèque et Archives Canada