Le gouvernement albertain de Jason Kenney réclame du gouvernement fédéral une aide de 20 milliards $ pour venir en aide à l’industrie des hydrocarbures de sa province. La rumeur veut que cette aide prenne la forme d’un programme pour la restauration des milliers de sites de forage abandonnés au cours des ans par les pétrolières. Selon l’Alberta Energy Regulator, le coût du nettoyage des quelque 3 000 puits « orphelins » est évalué à la somme astronomique de 260 milliards $ !
Plutôt que la province prenne elle-même à sa charge ce désastre écologique et oblige les pétrolières à payer pour leur irresponsabilité, Jason Kenney vient d’investir 7,5 milliards $ pour l’achèvement du pipeline Keystone XL aux États-Unis. Quelle sera la facture finale de cet engagement? On ne le sait pas. Mais les analystes font remarquer que l’investissement du gouvernement Trudeau dans le projet TransMountain est rapidement passé de 4,4 milliards$ à 12,6 milliards $ !
Dans un contexte où de plus en plus de pétrolières (Total, Statoil, Royal Dutch Shell, etc.) se désengagent ou renoncent (Teck Frontier) à l’exploitation des sables bitumineux et que des banques (HSBC) et d’importants fonds d’investissement (BlackRock) annoncent leur retrait pour des motifs financiers et environnementaux, il est à craindre, selon plusieurs analystes financiers, que l’Alberta se dirige directement vers la faillite, tout comme Terre-Neuve avec l’éléphant blanc de Muskrat Falls dont les coûts sont passés de 6,2 milliards $ à 13 milliards $ en 2017.
Aujourd’hui, les deux provinces appellent le fédéral à la rescousse. Mais, est-ce aux Québécois à venir en aide à ces provinces par le biais de leurs impôts pour la poursuite de projets absurdes et anti-environnementaux, sur lesquels ils n’ont pas eu à se prononcer ?
Les finances publiques à la sauce albertaine
Jason Kenney répliquerait sans doute en faisant valoir les contributions de sa province au programme de péréquation canadien. Toutefois, le Québec peut lui répondre en rappelant qu’il a contribué par ses impôts à défrayer 22 % des 70 milliards $ de subventions fédérales à l’industrie pétrolière depuis les années 1970, alors que ses projets hydro-électriques n’ont reçu aucun sou d’Ottawa.
Quand Jason Kenney crie à l’aide en invoquant la dette de sa province, on doit le renvoyer, comme l’a fait le Globe and Mail (5 mars 2020), au tableau publié à la page 169 de son dernier budget, où il apparaît que le déficit budgétaire n’existerait pas s’il imposait, comme les autres provinces, une taxe de vente (TVQ).
Au contraire, souligne le Globe, plutôt qu’un déficit, la province enregistrerait un énorme surplus de plusieurs milliards, soit de 7,6 milliards $ si son système de taxation était le même que l’Ontario, 15,1 milliards $ s’il prenait modèle sur celui de la Saskatchewan et 17,5 milliards $ si c’était celui de la Colombie-Britannique.
Pendant plusieurs années, poursuit le journal de la classe dirigeante canadienne, la province a dépensé 100 % des revenus tirés des ressources naturelles et même, parfois, plus de 100%, accumulant ainsi des déficits, même en période de prospérité.
Le déficit budgétaire albertain et la dette accumulée sont donc le résultat de choix politiques de ses gouvernements. Plutôt que de chercher à tirer profit de son potentiel pétrolier et gazier pour ses habitants, la province a préféré gâter les actionnaires des pétrolières. Sauf pour une courte période, sous le gouvernement de Peter Lougheed (1971-1985).
L’Alberta et la Norvège
Dans son livre The Sport and Prey of Capitalists (Dundurn, 2019), la journaliste Linda McQuaig rappelle que le premier ministre Peter Lougheed avait voulu faire profiter les habitants de sa province du boom pétrolier des années 1970 avec la création de l’Alberta Energy Company, une hausse des redevances jusqu’à 45% sur les produits pétroliers et la mise en place d’un fonds souverain, l’Alberta Heritage Savings Trust Fund.
L’Alberta Energy Company, à moitié détenue par la province, est devenue le deuxième plus important producteur de pétrole et de gaz au Canada avant que le gouvernement de Ralph Klein privatise l’entreprise en 1993. Puis, les redevances ont été abaissées successivement de 45% à 27% à 15%, puis à 3,6%.
Linda McQuaig établit un parallèle avec la Norvège, un pays d’à peine 5,3 millions d’habitants. Une comparaison d’autant plus pertinente que la Norvège s’est inspirée de l’expérience albertaine, sous le gouvernement de Peter Lougheed, pour déterminer ses politiques concernant l’exploitation du pétrole de la Mer du Nord. Red Wilborg, qui était à l’époque du gouvernement Lougheed étudiant à l’Université de l’Alberta, s’est retrouvé plus tard à la tête du Directorat pétrolier norvégien.
La Norvège a créé la société pétrolière Statoil, qui est aujourd’hui la onzième plus importante pétrolière avec plus de 100 milliards d’actifs. La Norvège a aussi créé un fonds souverain, sur le modèle de l’Alberta Heritage Savings Trust Fund. Il valait en 2019 un trillion de dollars. Celui de l’Alberta ne valait que 18,2 milliards $ en date du 31 mars 2019. Aucune somme d’argent n’y a été déposée depuis 1987.
Au cours des dernières années, la Norvège a encaissé une rente totale de 82 à 86% des profits de l’exploitation de son pétrole contre à peine 9% pour l’Alberta.
La Norvège adopte aujourd’hui d’audacieuses politiques pour réduire sa dépendance au pétrole et de 40% ses émissions de gaz à effet de serre. Le pays prévoit que son parc automobile sera composé uniquement de voitures électriques en 2025 et sera carbone neutre en 2050 ou avant.
Si l’Alberta était un pays, il viendrait au deuxième rang mondial pour les émissions de gaz à effet de serre, tout juste derrière le Qatar.
Les banques canadiennes : du secteur manufacturier au secteur pétrolier
Dans son livre, Linda McQuaig trace un bref historique des relations de l’Ouest avec les banques de l’Est du pays.
Au cours des années 1930, une terrible sécheresse accule à la faillite un grand nombre de fermiers des Prairies. Avec la chute du prix des grains, leurs revenus passent de 363 millions $ en 1928 à un montant négatif de 10,7 millions $ en 1931.
Les banques, et plus particulièrement la Banque Royale – déjà la plus importante banque au Canada – deviennent les cibles privilégiées des fermiers. Sur les ondes radiophoniques, on dénonce à qui mieux mieux les actionnaires des banques en les traitant de « big shots ».
En 1933, des parlementaires de Régina, dirigés par J. S. Woodsworth, créent le Cooperative Commonwealth Federation (CCF), l’ancêtre du NPD. Figure en bonne place dans leur manifeste la nationalisation des banques.
L’Alberta élira un animateur radiophonique évangéliste William Aberhart, surnommé Bible Bill, avec un programme de crédit social. Aberhart voulait donner des « certificats de prospérité » aux Albertains. Pour les financer, il fait adopter des lois pour taxer lourdement et réguler les banques.
C’est l’affrontement avec Ottawa. La Cour suprême tranchera en statuant que seul le gouvernement fédéral a le pouvoir de légiférer sur les banques.
Le gouvernement albertain va quand même de l’avant avec la création de sa propre banque. Pour contourner les objections d’Ottawa et de la Cour suprême, il met sur pied des succursales bancaires sous la dénomination de « succursales du Trésor provincial », les Alberta Treasury Branches (ATB). Elles auront pignon sur rue dans les stations-service, les épiceries, les agences d’assurances. En quelques années, 34 000 comptes bancaires seront ouverts et les dépôts s’élèveront à 4,9 millions $. Les ATB existent toujours avec des actifs de 50 milliards $ et 750 000 clients.
Après la mort d’Aberhart en 1943, l’Alberta cesse cependant de s’en prendre aux banques de l’Est. L’importante découverte d’une nappe de pétrole à Leduc en 1947 change la donne. Des intérêts américains s’amènent rapidement, puis progressivement les banques canadiennes.
Historiquement, les grandes banques canadiennes étaient davantage liées aux intérêts industriels de l’Ontario et du Québec. Ainsi, au début des années 1980, elles appuient le National Energy Program (NEP) du gouvernement de Pierre Elliot Trudeau, dont l’objectif était d’accroître la propriété canadienne, d’assurer une part importante des revenus du pétrole au gouvernement fédéral et de faire du Canada un pays producteur de pétrole autosuffisant. Mais la NEP avait également pour but de favoriser l’industrie manufacturière de l’Ontario et du Québec avec du pétrole à un prix inférieur au cours mondial.
Depuis, les banques canadiennes ont opéré un virage à 180 degrés. Leurs intérêts sont désormais liés à ceux des pétrolières. Le journal britannique The Guardian a récemment publié un dossier sur l’environnement, dont une section est consacrée aux sables bitumineux de l’Alberta, en pointant du doigt les énormes investissements des banques canadiennes dans le pétrole, en particulier ceux de la Banque Royale (29 milliards $) et de la Banque TD (32 milliards $).
Bay Street incite le gouvernement à subventionner les pétrolières. Les banques ont poussé le gouvernement Trudeau à faire l’acquisition de l’oléoduc TransMountain et exerce aujourd’hui des pressions sur Ottawa pour un plan d’aide de plusieurs milliards de dollars au gouvernement de l’Alberta et à son industrie pétrolière. Et cela même si l’augmentation des exportations du pétrole des sables bitumineux va entraîner une hausse du dollar canadien néfaste pour les secteurs industriels de l’Ontario et du Québec. Avec les investissements gigantesques des banques, le Canada est devenu un État pétrolier.
Quelle position pour les indépendantistes
Quelle position prendre à l’égard de l’Alberta et de ses citoyens durement touchés par le coronavirus et l’effondrement du prix du baril de pétrole? Allons-y de quelques propositions et d’une mise en garde.
Que le gouvernement de l’Alberta, s’il a à cœur de secourir les chômeurs de sa province, réalloue les 7,5 milliards $ accordés à Keystone XL à la réembauche du personnel de l’éducation (qu’il a congédié par la même occasion) et au nettoyage des puits abandonnés par les pétrolières. La faillite éventuelle de pétrolières est moins préoccupante que la faillite d’industries manufacturières. Le pétrole ne s’évapore pas. Il est toujours dans le sol et, pour des considérations écologiques, devrait le rester.
Que Jason Kenney rééquilibre son budget en imposant à ses concitoyens une taxe de vente, sur le modèle de celle qui existe dans les autres provinces.
Que les indépendantistes annoncent dès maintenant que, lorsque sera venue le temps de faire les comptes lors de l’accession du Québec à l’indépendance, la quote-part du Québec de la dette nationale sera défalquée des sommes investies par le fédéral, directement ou indirectement, dans les ruineux et indéfendables projets de pipeline de l’Alberta et de Muskrat Falls à Terre-Neuve. Pour accompagner cette proposition, rien de mieux que Jean de La Fontaine.
L’Alberta, ayant chanté
Tout l'été,
Se trouva fort dépourvue
Quand la covid-19 fut venue.
Pas un seul petit morceau
De mouche ou de vermisseau.
Elle alla crier famine
Chez le Québec sa voisine,
La priant de lui prêter
Quelque grain pour subsister
Jusqu'à la saison nouvelle.
Je vous paierai, lui dit-elle,
Avant l'août, foi d'animal,
Intérêt et principal.
Le Québec* n'est pas prêteuse ;
C'est là son moindre défaut.
« Que faisiez-vous au temps chaud ?
Dit-elle à cette emprunteuse.
— Nuit et jour à tout venant
Je chantais, ne vous déplaise.
— Vous chantiez ? j'en suis fort aise.
Eh bien ! dansez maintenant. »
*Que ceux qu’indispose la non-concordance des genres imagine un Québec transgenre.
Photo : CBC
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