L’auteur est juriste en droit autochtone et constitutionnel
La littérature sur les effets de la colonisation dans notre monde a produit de grands romanciers autochtones. Le pionnier était Chinua Achebe, du Nigeria, dont l’œuvre est une méditation profonde sur l’impact destructeur des Britanniques sur une culture africaine raffinée. Il a publié son ouvrage majeur, Things Fall Apart, en 1958; sa lecture était recommandée par Obama. Une première version française, Le monde s’effondre, a paru en 1966. Actes Sud a publié en 2013, l’année de son décès, une deuxième version sous le titre Tout s’effondre.
Plus près de nous, Louise Erdrich est l’une des romancières américaines actuelles les plus prestigieuses, toutes catégories confondues. Elle a grandi dans une réserve ojibwé du Dakota du Nord; ses ancêtres étaient des LaRose et des Gourneau. Ses nombreux romans sont situés en milieu autochtone. Son plus connu, The Plague of Doves, a été publié en français par Albin Michel en 2010 : c’est La malédiction des colombes.
D’Arcy McKnickle est considéré le père fondateur de la littérature autochtone américaine. Il était un anthropologue et universitaire émérite qui s’est retiré pour écrire des romans. Sa mère s’appelait Philomena Parenteau. Il se considérait un médiateur culturel. Son livre majeur, Wind from an Enemy Sky, est sorti en 1978. Il porte sur le traumatisme causé par la construction d’un barrage sur une culture autochtone du Sud des États-Unis.
Ce qui nous conduit tout naturellement à un roman d’ici, le premier tome d’une trilogie, qui appartient d’emblée à cette illustre lignée. Il a été écrit par un Innu, Raphaël Picard, et publié en 2019 à compte d’auteur. Il s’agit de Nutshimit : vers l’intérieur des terres et des esprits, dont la maison d’édition est Atikupit.
Le peuple innu nous a déjà donné de grandes poètes : Joséphine Bacon, Rita Mestokosho, Natasha Kanapé-Fontaine; un chirurgien célèbre, le Dr. Stanley Vollant; un chanteur exceptionnel, Florent Vollant. Voici maintenant un grand romancier qui écrit dans une langue française riche et savoureuse, imprégnée de la pensée profonde de sa culture d’origine.
Le roman évolue dans un cadre intemporel. Il décrit la vie traditionnelle depuis des millénaires d’une communauté innue sur la rive nord de Uinipek, que les nouveaux arrivants, que nous sommes tous, appelons le fleuve Saint-Laurent. Il commence par les préparatifs de la fin de l’été, une saison qui devrait être mieux connue sous le nom innu de Nipin, en vue du séjour de dix mois par année dans les territoires ancestraux de chaque famille. Là-bas, souvent après plusieurs centaines de kilomètres de canot et de portages en famille, on vit libres et heureux de chasse, de pêche et de multiples autres activités au grand air pur et froid du Nord selon la spiritualité traditionnelle. Cette manière de vivre semi-nomade des temps immémoriaux a pris fin brutalement dans les années 1950 sous l’influence combinée de l’Église catholique, des compagnies minières et forestières, d’Hydro-Québec et des gouvernements du Québec et du Canada : en deux mots, la colonisation occidentale, tout aussi tragique ici qu’ailleurs.
Les personnages ont la grandeur et la noblesse de ceux de l’Iliade et de l’Ancien Testament. Ils vivent d’aussi grands drames moraux et spirituels qu’ils devront résoudre au moyen de leur sagesse et de leur intégrité inspirées. Je ne peux retenir ici que deux passages, choisis parmi plusieurs de manière arbitraire :
« Le sage Matan, aux 90 printemps, regarda intensément les Chefs assis ou debout formant un cercle illuminé de leur force intérieure. Le patriarche savait qu’il prenait parole sans doute pour une ultime fois et se sentait inspiré par son savoir et par le génie de l’expérience spirituelle. Un homme fier allait prendre parole, ce qu’il allait dire aurait une signification intense sur le reste de la rencontre, ainsi que sur la migration. Aucune femme n’était présente ou à proximité du rebord de la côte; elles s’abstenaient de prendre conscience sur ce qui se déroulait et se taisaient pour ne pas contaminer leur mission à elles. Il dit : Le cercle démontre son identité, nous sommes solidaires. Le vent Natimat s’est retiré grâce à l’invocation de Shush, pour un temps, jusqu’à ce que nous sortions de Uinipek. Nous avons créé comme la coutume le veut cette solidarité dont nous avons besoin. La protection de l’esprit de solidarité nous est rendue. En revanche, cette protection deviendra vaine lorsque nous serons à proximité de l’intérieur de nos terres. Il faudra alors à Takutaut s’acharner encore à voir à notre protection. Nous resterons pour les uns trois nuits, et pour les autres un peu plus. Le séjour permettra d’attendre les volées d’outardes, de se nourrir de canards, de tuer des orignaux, de faire le plein de lièvres, de perdrix, de fumer les viandes à sauvegarder et de cueillir les graines rouges des forêts. » (p. 64-65)
La toponymie est une expression d’un peuple souverain qui s’autodétermine.
Le deuxième extrait porte sur le rôle de la femme traditionnelle innue, représentée par Mani, celle qui forme avec son conjoint Niash, un chef de famille de 75 ans, le couple qui constitue l’axe central du roman. Mani est une sage-femme et guérisseuse respectée par les autres femmes, dont plusieurs ont toutefois une force qui leur est propre. Elle parle peu et détient des pouvoirs mystérieux qui étonnent encore et effraient Niash. Dans une scène d’une haute intensité, elle repousse au milieu du fleuve des prédateurs d’une autre nation autochtone en parlant leur langue inconnue. Voici comment elle réfléchit :
« Cette femme déterminée concevait l’existence comme le ciel ou le bien était nécessaire, ou la vigilance d’esprit était de l’intelligence de la conscience et ou le partage de biens était un don de soi. Pour elle, les sentiments n’existaient pas tant que le mal n’avait pas contaminé la conscience des hommes. La conscience sert à mesurer le degré du bien; si elle est contaminée par le mal, elle déséquilibre le bien et la sagesse des hommes. L’amour pour une personne est déterminé par le degré de partage des risques de la subsistance et par l’abnégation pour ses enfants. Se donner, comprendre et servir sont des joies de la vie nomade. Une femme est l’égale de l’homme tant qu’elle remplit sa mission essentielle de prendre des décisions et des défis quand l’homme n’y peut rien. Pour elle, la femme n’est pas un complément de l’homme, mais un vis-à-vis de la responsabilité de survivre. La femme doit donner sa part lors des famines, sauvegarder les âmes lors des décès, garder le camp lors des migrations de chasse, penser à l’impensable pour l’homme et présumer de la pensée de ses proches. Elle se dit constamment que si tous les hommes et toutes les femmes avaient des sentiments dans leur conscience, Nutshimit n’existerait pas, ce serait le chaos, la perdition des âmes. Mani raisonnait sans sentiments et regardait ce que les Innus ont toujours désiré, c’est-à-dire survivre sans sentiment avec l’honneur de la raison. Les coutumes et les règles coutumières ne sont pas des sentiments, ils sont l’héritage du plus profond des temps. La peur, l’angoisse, la joie, la peine sont des états de l’âme pour maintenir les défis de la subsistance. » (p. 112-113)
Je ne peux m’empêcher de crier spontanément au chef-d’œuvre du genre qui fait un bien immense à son lecteur.
Cela dit, la transparence exige de moi d’écrire que je ne peux pas être objectif. Raphaël a été le chef de sa communauté pendant 10 ans à partir de 2002. Il était déterminé et controversé pour ses prises de position fermes à la défense des droits fondamentaux de son peuple. J’ai été son conseiller juridique pendant presque toute cette période. Je suis toujours fier de le compter parmi mes amis. Ensemble, nous avons déposé une poursuite de 11 milliards$ contre les gouvernements du Canada et du Québec, ainsi qu’Hydro-Québec. Cette somme était le résultat d’une étude que j’avais commandée et qui était cosignée par Pierre Fortin, l’économiste le plus réputé du Québec, sur la valeur des revenus d’Hydro-Québec depuis les années 1960 sur le territoire ancestral des Innus de Pessamit sur la Côte-Nord. Les Innus étaient évidemment prêts à en partager la majeure partie avec le Québec, mais tenaient à affirmer leurs droits sur le territoire. Ce développement hydroélectrique de 14 barrages, dont le célèbre Manic 5, s’est fait au prix de la destruction de la culture et du territoire innus. La compensation de 150,000$ offerte et acceptée dans des conditions fort douteuses ne peut se comparer aux nombreux milliards et à l’autonomie politique considérable obtenue par les Cris pour un développement d’une ampleur similaire à la Baie James. Les Cris nous ont d’ailleurs demandé pourquoi nous avions attendu aussi longtemps avant de poursuivre. J’ai déjà qualifié dans le Devoir ces faits, sur lesquels je reviendrai dans les pages de L’aut’ournal, de plus grand vol de l’histoire du Québec.
Malheureusement une telle poursuite coûte des millions en expertises de toutes sortes et en honoraires juridiques. Les procureurs des gouvernements ont consacré certaines des meilleures années de leurs carrières à se battre bec et ongles pour épuiser financièrement la communauté, ce qui s’est produit après quelques années d’âpres batailles. Ils en sont peut-être encore satisfaits aujourd’hui; paix à leur conscience.
Nous en avons gagné quelques-unes; nous avons notamment réussi à préserver la plus ancienne forêt vierge boréale du Québec avec l’aide du mouvement écologiste et d’une injonction de la Cour supérieure que l’on disait improbable et arrachée de haute lutte. Mais il a finalement fallu baisser pavillon après une offre de règlement du gouvernement du Québec qui était nettement insuffisante. Raphaël a perdu ses élections et son successeur n’a pas repris le flambeau.
Il demeure qu’aucun gouvernement du Canada ou du Québec ne peut prétendre à une réconciliation réelle et approfondie avec les Premières Nations du Québec avant d’avoir réparé cette injustice historique avec des gros sous, découlant à la fois d’une compensation pour le passé et d’un partage des bénéfices futurs, la fin de l’application de la Loi sur les Indiens aux Innus comme c’est le cas depuis plus de 30 ans pour les Cris, et des excuses bien senties. Les brillants avocats d’un grand cabinet qui négociaient pour le gouvernement libéral nous disaient que c’était impossible, que cela ne se pouvait que pour les Cris uniquement, qui avaient bénéficié d’un rapport de force momentané et exceptionnel. Si les gouvernements n’en font toujours pas une priorité, c’est qu’ils n’ont rien compris de ce qu’est le test de leur propre crédibilité morale auprès de l’ensemble des Autochtones, qui ont beaucoup trop chèrement payé le développement du confort et de la sécurité du Québec moderne, qui s’est construit à leurs dépens. Nous avons une immense responsabilité collective qui en appelle à notre conscience historique, si nous en avons une. Les Innus et toutes les autres Premières Nations du Québec méritent une Grande Alliance également. Voilà pourquoi je ne peux pas être objectif.
C’est donc sans surprise que le roman se termine par les visions et une rencontre avec des êtres surnaturels de trois groupes d’Innus à grande distance les uns des autres, qui annoncent toutes l’intervention de pouvoirs maléfiques sous la forme de construction de barrages qui détruiront leurs terres, leurs croyances et leur mode de vie. Ce sera le grand thème du roman qui se déploiera dans les deux autres volumes. La rencontre avec les êtres surnaturels ne pouvait, bien sûr, être vécue que par des femmes qui ont dit à leurs hommes que ce n’était pas pour eux.
Je ne suis pas objectif, mais mon témoignage est sincère. Ce livre devrait être lu dans toutes les écoles secondaires du Québec. C’est à mes yeux un classique instantané de la littérature québécoise et une contribution significative à la littérature ethnographique mondiale.
N.B. Celles et ceux qui voudraient se procurer cet ouvrage doivent savoir qu’il n’est pas disponible en librairie. La première impression est maintenant épuisée, la deuxième sera commandée après la pandémie. En attendant, les seuls exemplaires qui restent sont vendus directement par l’auteur. Pour ceux qui veulent le rejoindre, le courriel de Raphaël est rpicard1949gmail.com.
Titre de l’ouvrage : NUTSHIMIT : Vers l’intérieur des terres et des esprits
Auteur : Raphaël Picard
Maison d’édition : Atikupit
Type d’ouvrage : Roman
Année de publication : 2019
Nombre de pages : 306
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