L’auteur est conseiller pédagogique et doctorant en science de l’éducation. Il travaille sur la pensée critique des futurs enseignants en contexte numérique.
Dans une lettre en date du 20 mai dernier, M. Réjean Bergeron alertait les enseignantes et enseignants du risque d’être les « idiots utiles ». La posture de l’auteur, qui ne se limite pas à ce texte, est constante : le numérique en éducation est un danger. Si le numérique n’est pas, en soi, la solution éducative miracle, il n’est pas, par nature, le grand péril. Cette absence de nuance, qui confine au faux dilemme, mérite d’être déconstruite.
L’auteur du texte, qui débute en abordant le rôle des institutions d’enseignement, déporte adroitement son regard sur les conseillères et conseillers pédagogiques des établissements. Plutôt que d’évoquer la question de façon systémique, un ton subtilement accusateur est adopté pour dénigrer le travail de ses employés qualifiés moqueusement de « “penseurs” » (l’auteur utilise volontairement le terme entre guillemets) « à la solde » des institutions, des seigneurs du numérique, des GAFAM, alouette. Ce procédé, en rhétorique, s’appelle « l’épouvantail », parfois maladroitement traduit par l’« argument de l’homme de paille » : il consiste à caricaturer et dénaturer la position d’un adversaire pour le rendre plus facilement réfutable. Cela est d’autant plus simple, en l’espèce, que l’auteur s’attaque à un « grand tout » assez mal défini, un genre de caste de technopédagogues dont il semble douter de l’agentivité en présumant de leur asservissement à toutes sortes d’influences. On se demande même s’il ne cède pas au confusionnisme en assimilant les pédagogues aux entreprises du numérique en les qualifiant de « marchands du temple ».
Au-delà de cet écueil, l’auteur conclut son raisonnement en exigeant de « faire l’impossible pour que les étudiants puissent retourner rapidement en classe ». « À l’impossible, nul n’est tenu » nous dit l’adage et c’est pourtant ce à quoi s’évertuent des milliers de professionnelles et professionnels de l’éducation (enseignantes et enseignants, conseillères et conseillers pédagogiques, employées et employés de soutien, etc.), depuis plus de deux mois. Ces personnes n’en sont pas moins tétanisées que le reste de la population face à l’ampleur de la crise. À savoir si les décisions qui ont été prises dans l’urgence sont les bonnes, évidemment que non. Ce serait d’ailleurs absurde de le penser. Toutefois, contrairement aux arguments avancés, il y a peu de raison de croire que les solutions mises sur pied à la hâte cherchent à individualiser un peu plus l’enseignement. Dans un contexte de distanciation physique qui perdurera, ces pédagogues ont bien sûr à cœur de maintenir la proximité sociale, car tous savent que la relation pédagogique entre le corps enseignant et la communauté étudiante ou les classes est indispensable. Elle est d’autant plus essentielle que l’isolement, déjà délétère chez les étudiantes et étudiants des cycles supérieurs par exemple, se trouve renforcé. Pour reprendre les termes de Paulo Freire, « personne n’éduque autrui, personne ne s’éduque seul, les hommes s’éduquent ensemble par l’intermédiaire du monde » [1] : c’est en cela que le numérique peut constituer une porte virtuelle, bien qu’imparfaite, sur le monde.
Est-ce à dire que l’implantation de solutions numériques en apprentissage ne doit pas être discutée ? Non. Les technologies, en éducation et ailleurs, ne sont pas la panacée : elles impliquent de nombreux défis, à commencer sur le plan éthique. Entre l’exploitation des données personnelles et la pseudo-philanthropie pour créer des clientèles captives, les brèches ouvertes par et pour les entreprises du numérique doivent être prises en compte. Il convient que chacun d’entre nous dispose des clefs de lecture pour comprendre ces enjeux et une situation comme la nôtre impose d’autant plus de vigilance. Or, cela passe notamment par un enseignement exigeant de la culture numérique et informationnelle des citoyennes et citoyens et, tout particulièrement, chez les futurs enseignantes et enseignants. Si pour des raisons sanitaires et en l’absence d’autres réponses, l’usage du numérique devait rester une option dans les prochains mois, il faudra par ailleurs se questionner sur l’absence de solutions libres (sous licence GNU/GPL) dans les établissements.
En bref, les circonstances réclament le débat pour discuter, voire désavouer, contester et critiquer les solutions mises en place à la hâte. Mais elle mérite aussi de prendre en considération la situation de crise plutôt que de se réfugier dans ses propres certitudes.
[1] Freire, P. (1974). Pédagogie des opprimés suivi de Conscientisation et révolution.
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