René Lévesque, un héritage démocratique toujours d’actualité

2020/08/25 | Par André Binette

En ce 40e anniversaire du premier référendum, il est bon de revenir puiser à la pensée de celui qui n’a pas mis l’idée de souveraineté au monde, mais qui l‘a placée au centre de notre conscience collective. Il est bon de rappeler une vérité qui peut encore étonner : René Lévesque était démocrate avant d’être souverainiste. Pour lui, rehausser la qualité de la démocratie québécoise importait davantage que tout projet qui pouvait en sortir.

Il se disait démocrate social et non social-démocrate, ce qui est déjà tout un changement de programme. Il avait les partis politiques en horreur, cherchait à affaiblir leur emprise sur la vie publique et les voyait tout au plus comme un mal inévitable qui ne devait dans chaque cas durer qu’une ou deux générations avant de devenir nuisible. La souveraineté de l’État pour lui n’était qu’un moyen de transformer la société en profondeur, ni à gauche ni à droite, en renforçant la souveraineté du peuple dans l’État.

On se rappelle plusieurs des grandes lois de son premier mandat : la Charte de la langue française bien sûr, qui le rendait ambivalent car il détestait brimer les choix individuels, la loi sur le financement des partis politiques dont il était particulièrement fier et qui justifiait à elle seule à ses yeux sa carrière politique en réduisant considérablement l’influence des entreprises et des banques sur les partis, la refonte de la loi électorale qui réduisait la corruption, la loi référendaire qu’il tenait à rendre permanente, la loi sur l’assurance-automobile, la loi sur le zonage agricole, la loi créant les municipalités régionales de comté, et j’en passe plusieurs.  Peu de gouvernements auront produit autant de réformes majeures.  

Mais l’apport d’André Larocque, un compagnon de la fin de la présence de Lévesque au Parti libéral, de la fondation du Parti Québécois, de l’épopée vers le pouvoir et de la fébrilité créatrice au gouvernement, est de discerner les projets plus proches de la perspective personnelle et des valeurs de notre grand 23e premier ministre. (Justin Trudeau est le 23e premier ministre du Canada. Comparons un instant.)

Plusieurs de ses idées ne se sont pas encore réalisées : un système électoral fondé sur la proportionnelle, les gouvernements des régions pour décentraliser l’État et revitaliser l’occupation du territoire, un régime présidentiel de séparation des pouvoirs, une constitution du Québec.  Le futur gouvernement visionnaire et résolu que nous attendons depuis trop longtemps ne pourra faire autrement que de les reprendre et d’y donner suite. Il ne faut pas oublier Lévesque, il ne faut surtout pas croire que nous pouvons faire mieux en l’ignorant, il faut le continuer. Il est moins que jamais dépassé. Au contraire, il faut y revenir pour avancer.

J’ai toujours cru René Lévesque d’une moralité politique infiniment supérieure à celle de Pierre Elliott Trudeau, cet illustre Canadien.  C’est dans les grands moments de vérité que l’on voit clairement les caractères. Quelques jours avant le 20 mai 1980, Trudeau prononçait son fameux discours du Centre Paul-Sauvé. Il a déclaré : « Nous, députés du Québec, nous mettons nos têtes sur le billot pour avoir du changement. » Il laissait ainsi sciemment rêver qu’il avait entendu l’appel des Québécois à une plus grande autonomie et qu’il n’était donc pas nécessaire de voter pour la souveraineté. Il trouverait un moyen terme raisonnable entre ses idées et celles de Lévesque et il les imposerait au Canada. Ce fut l’un des plus grands mensonges de notre histoire politique. Lévesque a dit : « Trudeau ment », mais il ne fut pas écouté.

Le 5 novembre 1981, afin de briser cyniquement l’alliance du Québec avec une majorité d’autres provinces, Trudeau a offert à Lévesque de tenir un référendum sur son projet de rapatriement de la constitution canadienne, alors toujours aux mains du Parlement britannique. Lévesque, n’écoutant que son instinct démocratique, a immédiatement accepté ce défi. Mais les provinces anglophones, horrifiées à l’idée d’affronter en campagne référendaire le premier ministre du Canada, et trouvant dans la réaction de Lévesque le prétexte qu’ils cherchaient pour l’abandonner, se sont réfugiés dans les bras fédéraux qui pouvaient ainsi isoler le Québec au dernier moment.  Trudeau dit, en anglais seulement : « Le chat est parmi les pigeons. » On ne dira jamais assez que la Constitution de 1982, qui n’a même pas rapatrié la fonction de chef d’État et a maintenu le Canada dans une monarchie issue de la Conquête, a été adoptée dans des circonstances caractérisées par la fourberie et la perfidie.  Trudeau n’avait jamais dit que sa vertueuse Charte canadienne devait d’abord servir à charcuter la loi 101.

Dans un discours testamentaire prononcé peu avant sa retraite au Château Frontenac en 1984, il a formulé son héritage moral, qui était celui de Machiavel : la fin justifie les moyens. Lévesque a plutôt écrit : « Il faut garder ses idéaux même après avoir perdu ses illusions. » Pierre Elliott a quitté la politique avant de subir le jugement des électeurs sur son détournement de la volonté populaire. Un an plus tard, vaincu mais serein semble-t-il, René en faisait autant.

Avant de partir, il a laissé l’un de ses plus beaux héritages, qui s’ajoute à ceux mentionnés par Larocque.  J’y suis particulièrement sensible en qualité de juriste en droit autochtone.  Lévesque avait été le premier ministre des Ressources naturelles (on disait Richesses naturelles à l’époque) à s’intéresser au Grand Nord. Lorsque je suis devenu coprésident de la Commission sur l’autonomie gouvernementale du Nunavik en 1999, les Inuit m’en parlaient encore avec chaleur. Lorsqu’il a été porté au pouvoir en 1976, il a aussi fait adopter la loi de mise en œuvre de la Convention de la Baie James, signée par Bourassa l’année précédente, une loi complexe et sans précédent, qu’un autre premier ministre devra imiter pour d’autres Premières Nations un jour, dont les Innus qui ont été dépossédés par Hydro-Québec avec l’appui du ministère fédéral des Affaires Indiennes alors dirigé par Jean Chrétien.  Malgré l’amertume du rapatriement odieux de la Constitution, Lévesque a accepté par la suite de participer à des conférences constitutionnelles canadiennes portant sur les droits autochtones, et d’inclure des chefs autochtones dans la délégation du Québec, une première et une dernière qui n’a jamais eu d’équivalent ailleurs au Canada.

En 1985, quelques mois avant sa démission, il est allé plus loin. Il a fait adopter une motion historique par l’Assemblée nationale qui reconnaissait dix Premières Nations au Québec (une onzième, celle des Malécites, a été ajoutée en 1989), leur droit à l’autonomie et à un territoire dans le cadre du Québec, et qui promettait la mise sur pied d’une commission parlementaire pour établir un lieu de dialogue permanent avec elles. Ce serait lui rendre hommage que d’enfin créer cette institution. Rien dans le cadre constitutionnel actuel n’empêche de faire davantage et de réinstaurer au Parlement du Québec une chambre haute, qui représenterait cette fois les régions et les Premières Nations, plutôt que le pouvoir financier anglophone comme celle d’autrefois. Même s’il ne l’a pas proposée, une telle innovation serait dans le droit fil de la pensée de Lévesque.

La motion de 1985, qui devra figurer dans toute Constitution du Québec, est aux antipodes de la reconnaissance tronquée et passéiste des droits autochtones dans la Constitution de 1982. Elle est fondée sur la coexistence pacifique contemporaine sans tenir compte des aléas de l’histoire propres à chacune des Premières Nations, ce qui sied aux idéaux de fraternité du 21e siècle; elle anticipait sur l‘esprit de la Déclaration des Nations Unies sur les droits autochtones de 2007 alors que le droit canadien demeure incompatible avec elle; et elle rappelle la Grande Paix de Montréal de 1701 qui unissait plus de 35 Premières Nations d’aussi loin que le Midwest américain avec la Nouvelle-France. Bref, la motion de 1985 est éclairée, comme l’ensemble de l’œuvre de celui qui l’a fait adopter.

Bourassa et Chrétien ont chacun à sa manière rendu hommage à cette œuvre. Comme le souligne André Larocque, Bourassa a choisi en 1992 de tenir un référendum distinct au Québec sur l’Accord de Charlottetown en vertu de la Loi sur la consultation populaire que Lévesque a fait adopter sur la base des travaux de Larocque et de Robert Burns. Plus encore que le contenu de cet Accord rejeté par les Québécois et par l’ensemble des Canadiens, Bourassa avait heureusement compris qu’il fallait préserver la liberté de choix des Québécois agissant de manière distincte selon leurs règles plus exigeantes et plus démocratiques que celles du Canada, en d’autres termes en fonction de leur droit à l’autodétermination. Lévesque voyait dans le premier exercice de ce droit l’effet positif du référendum de 1980, que Bourassa a tenu à renforcer.

De son côté, Jean Chrétien a procédé à une refonte éphémère de la loi électorale fédérale manifestement inspirée de la loi québécoise et fondée sur le principe du financement populaire cher à Larocque. Cette réforme fut toutefois de courte durée puisque le gouvernement Harper a voulu recréer le lien de dépendance des partis fédéraux envers les entreprises et les syndicats, un lien que Trudeau fils n’a nullement l’intention de remettre en cause.

Larocque s’en prend à la réforme de Pauline Marois qui a mis fin au financement populaire des partis pour le remplacer par celui de l’État. Il y voit l’une des causes du déclin du Parti Québécois que Lévesque avait vu venir. Sans doute faut-il lui donner raison sur ce point.

On peut chipoter toutefois sur certaines autres affirmations moins nuancées, comme celle à l’effet que le régime parlementaire de type britannique, dont nous avons hérité malgré nous et qui est diversement apprécié, est le pire pour ce qui concerne l’emprise de la partisanerie sur la vie politique. On n’a qu’à regarder au sud de la frontière ou en France pour y voir les mêmes maux. Comme Lévesque, je favorise un régime présidentiel fondé sur la séparation des pouvoirs exécutif et législatif, mais quel que soit le régime choisi, il faut y ajouter la version originale de sa loi sur le financement des partis et l’appliquer de manière rigoureuse.

Larocque y va d’autres suggestions judicieuses tirées de la constitution suédoise. L’article 1 de celle-ci affirme que tout pouvoir procède du peuple. Il devrait être repris intégralement ici. (Cela vaudrait mieux que le célèbre article 15 de la Constitution du Congo, qui n’existe pas en réalité mais qu’un dicton populaire assure qu’il est rédigé en ces termes : « Débrouillez-vous. ») La Constitution du Québec doit commencer par déclarer la souveraineté et la solidarité populaires, même s’il doit aussi y exister de nécessaires contrepoids tels qu’un pouvoir judiciaire indépendant, une charte des droits effective et un mode de destitution des élus inaptes ou corrompus, y compris le chef de l’État. Larocque souligne aussi qu’au parlement de la Suède, les députés sont regroupés en fonction de leur région plutôt que de leur parti, ce qui réduit les conflits de deuxième ordre et est fidèle au renforcement de l’identité et de la démocratie régionales chères à Lévesque.

Certaines des réformes prônées par Lévesque ne sont pas réalisables avant l’indépendance. D’autres le seraient, mais on peut se demander s’il est souhaitable qu’elles le soient avant ce passage délicat. Par exemple, tous conviennent que le rapatriement à Québec de la totalité des pouvoirs fédéraux ferait de notre nouvel État l’un des plus centralisés en Occident. La mise en place de gouvernements régionaux est clairement une vision constructive de l’avenir. Faut-il pour autant les mettre en place dans le cadre actuel ou plutôt en faire un engagement précis dans une Constitution initiale du Québec souverain adoptée par l’Assemblée nationale avant le prochain référendum ? La question référendaire ne devrait-elle pas justement porter sur une Constitution qui contient de tels engagements? Autrement dit, la centralisation est-elle acceptable ou même souhaitable pour le bref moment du passage à l’indépendance, tout en reconnaissant qu’elle doit impérativement prendre fin très rapidement?

 Quelles que soient les réponses que l’on donne à ces questions, il faut reconnaitre que la pensée de René Lévesque, loin d’appartenir à un musée, demeure bien vivante et pertinente. Elle n’a été ni égalée ni dépassée. Il considérait le peuple québécois l’un des plus intéressants de la planète. Rendons-lui cet amour. Il est plus que le père de l’indépendance, il est celui qui l’aura rendu possible. Il aura fait en sorte que le cas québécois, si unique et passionnant, pourra faire avancer l’humanité.

Merci à André Larocque pour en avoir rappelé l’importance et la profondeur. Nous pourrons mieux ainsi continuer à nous en inspirer, et peut-être est-ce l’une des plus grandes nécessités pour cette fois aller jusqu’au pays.

Titre : René Lévesque, un héritage démocratique toujours d’actualité
Éditeur : Éditions Lambda (2020, 145 p.)