Le rapport de force autochtone

2020/10/09 | Par André Binette

L’auteur est juriste en droit constitutionnel et autochtone

On apprenait cette semaine que plusieurs Premières Nations se sont associées pour s’opposer aux États-Unis à l’exportation d’hydroélectricité québécoise vers le Massachussetts.

Parmi ces communautés autochtones, on compte les Innus de Pessamit, une réserve située sur la Côte-Nord près de Baie-Comeau. Sur le territoire ancestral de Pessamit se trouve Manic 5, ce fleuron du nationalisme québécois, et plus d’une douzaine d’autres ouvrages hydroélectriques d’une puissance combinée comparable à celle des barrages de la Baie James. Les Cris ont reçu 5 milliards $ et une autonomie politique considérable en échange de ce développement. Les Innus ont reçu 150,000 $ sans reconnaissance de leurs droits et ils sont toujours soumis à la Loi sur les Indiens. Le gouvernement du Québec continue d’agir comme si cette situation pouvait être ignorée et était acceptable.

J’ai grandi à Baie-Comeau. Je me souviens de la fierté que l’enfant d’école primaire que j’étais a ressenti, avec d’autres, quand l’équipe de Pessamit (alors appelée Bersimis ou Betsiamites) a remporté le tournoi peewee à Québec en 1960. Où est passée cette fraternité?

J’ai été conseiller juridique des Innus de Pessamit pendant plusieurs années. J’ai suscité en 2005 une étude cosignée par l’économiste Pierre Fortin qui concluait qu’à ce moment les Innus (appelés Montagnais par les colons français) avaient été dépouillés de 11 milliards $ par Hydro-Québec. À combien s’élève ce montant aujourd’hui?

J’ai déjà écrit, et je répéterai inlassablement jusqu’à ce que justice soit faite, que Manic 5 est le plus grand vol de l’histoire du Québec. Ce vol a été effectué par le gouvernement du Québec avec la complicité de celui du Canada.

On s’interroge beaucoup en ce moment sur le racisme systémique dans les services publics. Le racisme systémique consiste aussi à déposséder les Premières Nations de leurs droits sur leurs territoires qui sont supposément garantis par la Constitution canadienne, que des générations de juristes fédéraux et provinciaux s’évertuent à neutraliser alors que les premiers ministres qui les emploient promettent le contraire. Ces gouvernements agissent en violation flagrante de l’article 28 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, qui accorde à ces peuples le droit à une indemnisation équitable pour les projets de développement réalisés sur leurs territoires, à plus forte raison quand ces projets n’ont fait l’objet d’aucune négociation sur la base de la reconnaissance de leurs droits.

On comprend pourquoi Justin Trudeau et François Legault hésitent à donner suite à la Déclaration en droit canadien et québécois.  Le racisme systémique prendra fin au Québec lorsque le Code civil tiendra nommément compte des droits autochtones et que nos gouvernements cesseront de continuer sciemment à les appauvrir.

Les Innus de Pessamit ont réussi, il y a quelques années, à faire rejeter par les autorités de l’État du Maine un autre tracé des lignes d’Hydro-Québec. Cette fois, ils se sont alliés aux Attikameks et aux Anishnabés (autrefois appelés Algonquins), dont les conditions de vie sont encore pires. Le réservoir Gouin a été construit en territoire attikamek dans les années 1920, à l’époque où la Loi sur les Indiens interdisait aux Autochtones de consulter un avocat. Une grande partie du développement forestier et minier du Québec a eu lieu en territoire anishnabé et attikamek. Le Québec est un pays de colonisateurs eux-mêmes colonisés, qui ont créé et maintiennent toujours un Tiers-monde québécois.

Si elles réussissent dans leur démarche, ces nations autochtones mettront à risque des contrats qui pourraient rapporter à terme des centaines de milliards à Hydro-Québec, parce qu’on refuse de leur en verser cinq ou dix. Quelqu’un à Québec ne sait pas compter.

En s’alliant ainsi avec d’autres peuples autochtones, les Innus de Pessamit se sont donné un meilleur rapport de forces. Ils savent maintenant qu’’ils ne peuvent pas compter sur les tribunaux pour obtenir justice.  Quoi qu’il en dise, le gouvernement du Québec ne négociera jamais par angélisme ou souci de justice. Il ne négociera que sous la contrainte d’un rapport de force qui le désavantage, comme ce fut le cas des Cris lorsqu’ils ont obtenu la Convention de la Baie James en 1975.

Les Cris avaient reçu un rapport de force de la loi fédérale de 1912 qui avait transféré le Grand Nord québécois au Québec. Cette loi prévoyait que ce transfert était soumis à la condition d’obtenir un règlement des droits ancestraux autochtones. Le Québec a ignoré cette condition pendant soixante ans jusqu’à ce que ce qu’Hydro-Québec s’intéresse à la Baie James. Au même moment, la Cour suprême rappelait la nature juridique des droits ancestraux, que Trudeau père et Jean Chrétien, alors ministre des Affaires indiennes, avait mise en doute dans leur Livre blanc de 1969 sur la question autochtone.

Les Innus ne peuvent bénéficier de la clause conditionnelle de la loi de 1912. Ils ont mis du temps à trouver le moyen de construire un rapport de force autrement. Il ont enfin compris que les Premières Nations directement concernées devaient se regrouper. De leur côté, les Innus du Labrador viennent d’annoncer qu’ils poursuivront Hydro-Québec pour 4 milliards$ devant les tribunaux terre-neuviens. L’histoire est en marche inéluctablement.

Cela coûtera des milliards, qui seront pour la plupart réinvestis dans l’économie québécoise. Plusieurs économies régionales en seront transformées, comme la nouvelle puissance économique et politique des Cris a transformé leur région et suscité la création d’institutions politiques originales. Les peuples autochtones deviendront maîtres de leur développement et contribueront à celui de l’ensemble des Québécois.

Le gouvernement Legault croit toujours qu’on peut construire des gazoducs, ignorer les avertissements des infirmières dans le réseau de la santé, négliger la langue française à Montréal et ne pas respecter les droits légitimes des Premières Nations. Ou bien il fera un virage à 180 degrés sur chacune de ces questions fondamentales, ou bien il prépare pour le Québec des lendemains qui déchantent péniblement, jusqu’à ce qu’un autre gouvernement en décide autrement.