L’autre « phénomène » évoqué par Vallières, soit « la mutation des valeurs et des styles de vie », est un sujet tabou sur le terrain politique. C’est celui des « nouvelles valeurs » issues de Mai 68 en France et de mouvement hippie aux États-Unis, le fameux « Peace and Love » auquel Vallières et tant d’autres gens de son âge ont adhéré au début des années 1970.
Ces valeurs s’opposaient aux valeurs traditionnelles des années 1950 et se sont exprimées sous la forme d’un formidable conflit des générations avec l’arrivée en scène des baby-boomers. Mais quelle est exactement la signification politique de l’émergence de ces nouvelles valeurs taxées à l’époque de « révolutionnaires »? Nous n’avons pas ici l’intention de faire le tour de la question, mais d’ébranler tout de même certains dogmes.
De façon générale, on a tendance à qualifier Mai 68 et le mouvement « Peace and love » d’événements progressistes. Ce point de vue est contestable. Mai 1968 fut d’abord un mouvement de la jeunesse, qui s’est transformée en grève générale et crise politique majeure. Que Mai 68 ait été l’occasion d’importantes conquêtes sociales en France ne fait aucun doute. Les accords de Grenelle sont là pour en témoigner.
Par contre, d’un point de vue politique et idéologique, les choses sont moins évidentes. Au plan politique, il faut rappeler que Mai 68 s’est traduit par le départ du Général de Gaulle, le seul opposant à la politique américaine au sein des grandes puissances non communistes, et son remplacement par Georges Pompidou connu pour ses sympathies à l’égard de Washington. D’un point de vue idéologique, la principale mouvance de Mai 68 a donné naissance au mouvement maoïste français dont le rôle principal a été de s’attaquer au Parti communiste français et d’apporter un soutien à la politique pro-américaine de la Chine. Plus tard, ce sont d’ex-soixante-huitard et ex-maoïstes qui ont créé des publications comme le quotidien Libération, qui ont été le cheval de Troie de l’influence idéologique des États-Unis en France.
Aux États-Unis, le mouvement « Peace and Love » a pris naissance et s’est développé dans le cadre de l’opposition à la guerre. Ce mouvement, s’il avait pu établir une véritable jonction avec le mouvement noir, était riche de promesses plus significatives que le « Flower Power ». Il était porteur d’une véritable remise en question des institutions politiques et économiques étatsuniennes, d’une véritable révolution sociale.
L’histoire nous apprend que les guerres entraînent l’affaiblissement des pays belligérants et peuvent créer des conditions favorables à l’éclosion des révolutions. La Commune de Paris de 1871 n’aurait pas vu le jour sans la guerre franco-allemande de 1870. La première révolution russe de 1905 a surgi lors de la guerre russo-japonaise et la Révolution bolchévique de 1917 a été enfantée par la Première guerre mondiale. Quant à la Révolution chinoise, elle tire son origine du deuxième conflit mondial.
Est-ce que la guerre du Viêt-nam aurait pu conduire à une révolution aux États-Unis ? Est-ce qu’un leader comme Martin Luther King, dont l’audience dépassait la population noire pour rejoindre les Blancs avec un discours abordant de plus en plus, avant son assassinat, les thèmes de la justice sociale et de la guerre, aurait pu diriger un tel changement social ? Difficile de spéculer, mais il est néanmoins clair que le mouvement de contestation s’orientait vers le mot d’ordre du « défaitisme révolutionnaire », c’est-à-dire la défaite du gouvernement américain dans la guerre contre le Viêt-nam dans le but de produire les conditions pour un changement de régime aux États-Unis
Dans ce contexte, le mot d’ordre de « Peace and Love » était beaucoup plus inoffensif. Comme il était plus tolérable pour les autorités américaines de voir les jeunes fumer du pot et écouter les Beatles que de manifester en criant des slogans hostiles à la guerre. Ainsi, il n’est pas étonnant que les Beatles, dont toutes les chansons, sans exception, sur leur disque fétiche Sargeant Pepper’s sont été des odes à la consommation de drogues, aient été décorés par la suite de l’Ordre de l’Empire britannique. Il est toujours fascinant de constater que les mêmes personnes qui comprennent que l’opium fut introduit en Chine pour asservir la population aient vu dans la propagation des drogues aux États-Unis lors de la guerre du Viêt-nam un instrument de libération !
Il a été révélé que la CIA a introduit du crack dans les quartiers de Los Angeles comme moyen de contrôle des populaires pauvres. Mais personne ne semble s’interroger sur les objectifs de la tolérance, voire de la complicité, des autorités dans la distribution des drogues auprès des membres de la classe moyenne blanche !
Les mêmes interrogations peuvent être posées dans le cas du Québec. Posons seulement la question : où Vallières était-il le plus dangereux pour l’ordre établi ? Au sein du PQ en train d’organiser une faction de progressistes visant à s’assurer que le Parti se développe en véritable mouvement de libération nationale ? Ou en train de « tripper » dans une commune près de Mont-Laurier en lisant Mainmise tout à fait « stone »?
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Dans les ouvrages publiés au cours des années qui ont suivi la parution de L’Urgence de choisir, nous retrouvons un Pierre Vallières écrasé par la puissance qu’il attribue à ses adversaires politiques. Dans L’exécution de Pierre Laporte, Les dessous de l’opération Essai (1977), il va jusqu’à attribuer, sans avancer l’ombre d’une preuve, la mort de Pierre Laporte à une sombre machination fédérale. Que les autorités fédérales aient détourné la crise d’Octobre à leur profit, il est facile d’en convenir. Mais Vallières va plus loin. Il enlève toute initiative aux auteurs des enlèvements et en fait de simples pions entre les mains de tout puissants stratèges fédéraux. Face à un ennemi aussi puissant, nous sommes devant Un Québec impossible, qui est le titre d’un autre ouvrage publié également en 1977. Le même défaitisme se retrouve dans Les Scorpions Associés (1978). À la veille du référendum de 1980, le complot prendra une dimension internationale avec la publication de La démocratie ingouvernable (1979), dans lequel Vallières décrit les projets de domination du monde de la famille Rockefeller et de Zbigniew Brzezinski avec la création de la Commission Trilatérale.
Le problème ne réside pas dans les analyses de Vallières des projets des fédéralistes canadiens ou des impérialistes américains. Elles sont le plus souvent pertinentes. Le défaut provient de sa perspective. Celle d’un homme brisé, pour qui l’ennemi est tout puissant.
Si, après la publication de L’Urgence de choisir, Vallières s’était attelé aux tâches qui découlait de son analyse, c’est-à-dire à la création d’une fraction indépendantiste radicale à l’intérieur du Parti québécois, sa vision des choses aurait été différente. Mais, surtout, une autre voie aurait été envisageable pour ces centaines de jeunes révoltés qui voulaient changer le Québec, changer la société.
En effet, en 1968 et 1969, semaine après semaine, nous avions manifesté dans les rues de Montréal pour la libération des prisonniers politiques en scandant « Libérez Vallières-Gagnon ». Aussi, c’est avec un très grand intérêt que nous avons lu, à la fin de 1971, L’Urgence de choisir et, quelques mois plus tard, Pour le parti prolétarien de Charles Gagnon.
Secoués par le choc des Événements d’Octobre, avec une colère décuplée à l’égard du gouvernement d’Ottawa par suite de l’imposition des mesures de guerre, interpellés par la montée fulgurante du Parti québécois, tout cela dans un contexte de grande agitation ouvrière et sociale, nous étions dans ce genre de période bénie où les gens sont à se faire une opinion, un choix politique qu’ils conserveront pendant des années et qui sera extrêmement difficile à défaire. Nous étions prêts pour un débat, une polémique sur la voie à prendre. Nous attendions la réplique de Vallières à Pour le Parti prolétarien. Elle n’est jamais venue.
Dans un prochain article, nous verrons comment l’abandon pratique de la lutte par Vallières a laissé le champ libre à l’option défendue par Charles Gagnon dans Pour le parti prolétarien et au développement du mouvement maoïste québécois à la grande satisfaction des services de renseignement canadiens et de leur agent, le ministre Claude Morin, qui menait une campagne fort active pour marginaliser complètement la gauche au sein du Parti québécois.
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Ce texte est tiré du livre de Pierre Dubuc, L’autre histoire de l’indépendance, un ouvrage paru en 2003 aux Éditions Trois-Pistoles. Les autres extraits se trouvent dans le Dossier : L’après Octobre, sur le site de l’aut’journal.
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