Le 29 octobre 1971, plus de 15 000 personnes participent à une marche de solidarité en faveur des syndiqués du journal La Presse en lock-out depuis le mois de juillet et défie le règlement anti-manifestation du maire Drapeau. En tête du cortège, on retrouve les chefs des trois grandes centrales syndicales, Louis Laberge de la FTQ, Marcel Pepin de la CSN et Yvon Charbonneau de la CEQ. Les manifestants empruntent la rue Saint-Denis vers le sud. Au square Viger, l’escouade anti-émeute, casquée et armée de matraques, bloque le passage vers l’édifice de La Presse. L’air est chargé d’électricité. Lorsque les trois présidents franchissent les barrières, les forces de l’ordre chargent vicieusement la foule avec une brutalité inouïe. Deux cents personnes sont arrêtées, 190 sont blessées et une manifestante, Michèle Gauthier, succombe asphyxiée à la suite d’une crise d’asthme.
« Il s’agit d’un meurtre », affirme Louis Laberge qui, un mois plus tard au congrès de la FTQ, décrira ce qu’il a vu de la façon suivante. « J’ai vu ce soir-là des scènes atroces. Des femmes et des personnes âgées qui, souvent, n’avaient rien à faire avec la manifestation, se faire renverser sauvagement par les motos des policiers. Des hommes battus par trois, quatre ou cinq policiers alors qu’ils tentaient simplement de secourir des personnes tombées et menacées d’être piétinées par la foule. Ce soir-là, les policiers n’ont été rien d’autre que le prolongement de leur matraque, le bras armé du pouvoir du dictateur Drapeau. »
Auparavant, le 2 novembre, le jour des obsèques de Michelle Gauthier – qui a eu droit à des funérailles syndicales émouvantes –, près de 17 000 personnes emplissent le Forum de Montréal lors d’une assemblée convoquée par Michel Chartrand, alors président du Conseil central de Montréal de la CSN. Louis Laberge y prend la parole et déclare : « En dix ans, il n’avait pas été possible de créer l’unité des travailleurs de toutes les centrales. En une soirée, Drapeau y est parvenu. Il a créé une unité que rien ne pourra plus jamais ébranler ». Il ajoute : « À la FTQ, ce soir-là, nous avons fait pas mal de chemin. Nous en avons encore beaucoup à faire, mais on ne pourra plus dire qu’on est en arrière des autres, on est en avant ! » Il poursuit en lançant une petite phrase qui deviendra célèbre : « Ce n’est pas des vitres qu’il faut casser, c’est le régime que nous voulons casser… »
Un mois plus tard, à son congrès, la FTQ opère un tournant majeur. Elle adopte un manifeste, L’État rouage de notre exploitation, qui critique « l’État bourgeois au service du système capitaliste et impérialiste ». Dans son discours intitulé « Un seul front », Louis Laberge appelle à la mise sur pied d’« un front large et unifié de lutte à opposer aux forces de l’argent », un front qui permettrait de « casser le système actuel » et d’« instaurer chez nous un véritable pouvoir populaire », c’est-à-dire un socialisme démocratique et québécois.
Sur le plan électoral, le président de la FTQ pose le problème en ces termes : « Nous devons porter au pouvoir des gens à qui nous pouvons nous fier parce qu’ils sont des nôtres et qu’ils sont mandatés par nous. S’il nous faut appuyer officiellement un parti à Québec (sous-entendu : le PQ), nous devrons le faire; mais cet appui devra être réel et s’enraciner profondément chez nos membres. Et si aucun parti ne satisfait à fond les aspirations de la classe ouvrière, il ne faut pas exclure la possibilité d’en bâtir un à la mesure de nos besoins ».
Autre développement majeur, le congrès vote à une très forte majorité la proposition suivante : « La FTQ proclame son appui au principe d’un Québec détenant totalement son droit à l’autodétermination, y compris le droit de proclamer la souveraineté, sous réserve que ce processus doit s’accomplir en fonction des besoins et des aspirations des classes laborieuses ».
Louis Fournier, dans son volume Histoire de la FTQ 1965-1992, duquel provient la narration précédente, ne manque pas de rapporter le commentaire de René Lévesque dans sa chronique du Journal de Montréal : « Le vote de cette résolution ouvre, pour la première fois, la porte à une action en quelque sorte officielle des syndiqués en faveur de la souveraineté du Québec ».
Avec ce développement, la FTQ rejoignait, dans le camp du radicalisme, la CSN et la CEQ qui publiaient à la même époque leurs propres manifestes, Ne comptons que sur nos propres moyens dans le cas de la CSN et L’École au service de la classe dominante dans celui de la CEQ.
Si la grève de La Presse était un révélateur du profond virage qu’opérait le mouvement ouvrier, elle illustrait également les réalignements en cours au sein de la classe dirigeante pour faire face à la montée de la combativité ouvrière et sa jonction avec le mouvement souverainiste.
Depuis 1967, La Presse était la propriété de Paul Desmarais. Le journal jouait un rôle si important dans la vie sociale et politique du Québec que le gouvernement libéral de Jean Lesage avait adopté en 1961 une loi pour interdire toute vente de La Presse à des intérêts étrangers. Lorsqu’en 1967, la Corporation de Valeurs Trans-Canada, que Desmarais avait acquise en 1965 du financier Jean-Louis Lévesque, voulut se porter acquéreur de La Presse, cela déclencha une enquête gouvernementale. Mais, en 1967, le gouvernement de Daniel Johnson autorisa par législation la transaction.
En 1968, Paul Desmarais prenait le contrôle de Power Corporation qui avait d’importants actifs au Québec, comme la Canadian Steamship Lines, Dominion Glass, Consolidated-Bathurst. En moins de vingt ans, de simple propriétaire d’une compagnie d’autobus en faillite à Sudbury, le franco-ontarien Paul Desmarais était devenu le dirigeant d’une des plus importantes corporations au Canada. Ses talents d’administrateur étaient indéniables, sa facilité à communiquer dans les deux langues un atout, mais il n’aurait jamais pu atteindre les plus hauts échelons de la classe dirigeante sans que de bonnes fées veillent sur sa destinée. Au nombre de celles-ci, la plus importante est sans conteste la Banque Royale, la plus importante banque à charte du pays, qui finança toutes ses acquisitions depuis la Sudbury Bus Lines jusqu’à Power Corporation.
Les visées de la Banque Royale et de Desmarais étaient loin d’être purement économiques. La campagne de Pierre Elliot Trudeau à la chefferie du Parti libéral en 1968 a été planifiée et orchestrée lors de rencontres hebdomadaires, à chaque vendredi soir, dans les bureaux de Power Corporation sur la rue Saint-Jacques à Montréal. Le contrôle d’un journal comme La Presse allait s’avérer un atout important dans le développement de la trudeaumanie. De plus, on se souviendra que l’élection fédérale qui porta Trudeau au pouvoir eut lieu le 25 juin 1968, soit le lendemain de l’émeute de la Saint-Jean-Baptiste. Dans la nuit du 24 au 25 juin, les hommes de Desmarais investirent les locaux de La Presse pour s’assurer que la manchette ferait justice au « courage » du futur premier ministre qui avait affronté les pierres des indépendantistes!
De telles interventions et, de façon plus générale, la volonté des propriétaires de faire de La Presse un organe fédéraliste, ne manquaient pas de créer des conflits avec les journalistes aux convictions souverainistes et socialistes affichées. Pour Desmarais, il fallait crever l’abcès. Le conflit de 1971 en fournissait l’occasion.
Officiellement, le conflit concernait les 350 typographes, clicheurs, photograveurs, pressiers et expéditeurs, membres de syndicats affiliés à la FTQ, dont la sécurité d’emploi était menacée par des changements technologiques. Mais le véritable enjeu du conflit portait sur le contenu idéologique des articles publiés dans La Presse. Les journalistes souhaitaient pouvoir débattre dans La Presse de la place du Québec dans le Canada. Certains voulaient pouvoir faire la promotion de l’indépendance. D’autres désiraient donner une orientation plus socialiste au journal.
Les dirigeants de La Presse décidèrent de se débarrasser de ces journalistes indépendantistes ou socialistes. La stratégie qu’ils adoptèrent était simple. Ils laissèrent traîner les négociations avec les syndicats de métiers et décrétèrent un lock-out. Ils espéraient voir les syndicats déclencher la grève et mettre en place des lignes de piquetage que les journalistes syndiqués à la CSN n’oseraient pas franchir. Les journalistes n’étant pas eux-mêmes en grève, l’administration aurait beau jeu de congédier ceux d’entre eux qui ne se présenteraient pas au travail.
La Presse embaucha des travailleurs non syndiqués, qui reçurent une formation sur le nouvel équipement automatisé et le journal continua à paraître avec un volume réduit et un tirage limité. Mais les lock-outés déjouèrent les plans des administrateurs en n’installant pas de piquets de grève, de sorte que les journalistes n’eurent pas à se compromettre. La Presse décide alors de fermer ses portes.
Pierre Péladeau profite de l’occasion pour ébranler la domination de La Presse sur le marché des quotidiens montréalais. Lancé en 1965, lors d’un autre conflit à La Presse, le Journal de Montréal augmente son tirage quotidien de 25 000 exemplaires.
La stratégie de Desmarais se retournait contre lui. Son entreprise perd de l’argent, la confiance de ses lecteurs et, surtout, de ses annonceurs. De plus, le conflit favorise le développement d’un journal aux sympathies souverainistes – René Lévesque tenait une chronique régulière dans le Journal de Montréal. Enfin, l’affrontement radicalise le mouvement ouvrier et entraîne son rapprochement avec le Parti québécois et son option.
Pour mettre fin au conflit, Desmarais fait appel à un jeune avocat, spécialiste des relations patronales-syndicales, du nom de Brian Mulroney. C’était la première mais non la dernière fois que leurs chemins allaient se croiser. Mulroney achète la paix en accordant de généreux contrats de travail et la sécurité d’emploi aux quatre groupes de syndiqués de la production et de la distribution. Quant aux journalistes, c’est en 1978, à la veille du référendum, lors d’une nouvelle grève, que La Presse leur accordera les meilleures conditions de travail de toutes les salles de rédaction du Canada pour acheter leur collaboration.
Les événements de La Presse de 1971 vont révéler l’état du rapport de forces entre la gauche et la droite au sein du Parti québécois. René Lévesque appelle au boycott de La Presse, mais ne veut pas que son parti participe officiellement à la manifestation du 29 octobre, même s’il sait que bon nombre de ses membres en seront. Il craint la violence, qui compromettrait, à ses yeux, les succès électoraux de son parti.
Depuis la crise d’Octobre, Lévesque fait la guerre aux radicaux de son parti. Au congrès de février 1971, il doit mettre sa tête sur le billot pour faire battre une résolution qui exige l’abolition du secteur scolaire anglophone après l’indépendance. La résolution est battue 541 voix contre 346. Lévesque doit également tout mettre en œuvre pour bloquer une autre résolution qui réclame la libération des ex-felquistes Pierre Vallières et Charles Gagnon emprisonnés lors des Événements d’Octobre. Les radicaux, qui viennent du RIN, du FRAP, des mouvements populaires, des chapelles gauchistes, du mouvement étudiant et des syndicats, forment le tiers du membership du Parti québécois. Ils réussissent à ce congrès à faire élire Pierre Bourgault à l’exécutif du parti. Dans un discours bref et électrisant, Bourgault attaque la respectabilité que Lévesque voulait imposer au PQ. « Hô Chi Minh n’était pas respectable, il l’est devenu, clamait-il devant un Lévesque qui écoute le visage dans les mains. Castro n’était pas respectable, il l’est devenu. Parce qu’ils sont restés fidèles à leurs rêves de jeunesse! Et c’est ce que je voudrais que le Parti québécois fasse, rester fidèle au rêve qu’il a enfanté ».
À quelques heures de la manifestation de La Presse, relate Pierre Godin, dans sa biographie de René Lévesque, celui-ci convoque un exécutif élargi de son parti pour trancher le différend. Le député Robert Burns, ancien avocat de la CSN, est le leader de l’aile gauche. Il se prononce pour la participation à la manifestation. « Le PQ doit être du bord des travailleurs et des exploités, plaide-t-il. Il ne faut pas prendre le pouvoir sous de fausses représentations ».
À 19 heures, au moment où la manifestation se met en marche, le vote est égal. Le président de l’exécutif, Pierre Marois, doit le départager. Il se rallie à son chef. Ulcéré, le député Burns quitte la pièce en claquant la porte si fort que la vitre se fracasse, rapporte Pierre Godin. Il sera le seul de l’exécutif à participer à la manifestation.
Dans les jours qui suivent, Lévesque doit faire face à une levée de boucliers des syndicalistes du parti et d’une douzaine d’association de comtés. Dans une entrevue, Burns se demande si le PQ « n’est pas simplement une aile un peu plus avancée du Parti libéral ». Lévesque réplique en disant que Burns « est libre de partir ».
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Ce texte est tiré du livre de Pierre Dubuc, L’autre histoire de l’indépendance, un ouvrage paru en 2003 aux Éditions Trois-Pistoles. Les autres extraits se trouvent dans le Dossier : L’après Octobre, sur le site de l’aut’journal.
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