L’après Octobre 1970 (6/13) : Charles Gagnon publie Pour le Parti prolétarien

2020/11/02 | Par Pierre Dubuc

C’est dans ce contexte de radicalisation du mouvement syndical et d’affrontement entre la gauche et la droite au sein du Parti québécois que Pierre Vallières fait paraître dans Le Devoir au mois de décembre 1971 des extraits de L’Urgence de choisir dans lequel il plaide pour le ralliement de la gauche au Parti québécois. Cependant, Vallières se veut rassurant. Il écrit au chef péquiste pour lui dire : « Je tiens à vous assurer que mon intention n’est nullement d’infiltrer le PQ ». Puis, plutôt que de mettre en pratique la stratégie développée dans L’urgence de choisir, Vallières laisse tomber la lutte de libération nationale, se convertit à l’idéologie hippie et s’exile à Mont-Laurier pour fonder une commune.

Un mois plus tard, en janvier 1972, Charles Gagnon réplique à Vallières dans Le Devoir. Quelques mois plus tard, il fait paraître Pour le parti prolétarien, qui sera l’acte fondateur de ce qui deviendra le mouvement maoïste marxiste-léniniste.

Charles Gagnon n’est pas le seul à dénoncer l’orientation pro-péquiste de Pierre Vallières. Le 19 décembre 1971, un communiqué est émis au nom de la cellule La Minerve du FLQ. Écrit dans le plus pur style maoïste - « le pouvoir est au bout du fusil a dit le président Mao » -  le communiqué dénonce Vallières comme traître à la cause.

Dans un communiqué émis le 9 janvier 1978, Francis Fox, le solliciteur général du Canada, reconnaîtra que ce communiqué de la cellule La Minerve avait été rédigé et distribué par des policiers de la GRC. Dans son témoignage devant la Commission Keable sur des opérations policières en territoire québécois, le surintendant principal Cobb de la GRC déclare que les forces policières interprétaient le geste de Vallières comme une manœuvre pour infiltrer des extrémistes au sein du Parti québécois, dans le dessein de prendre éventuellement le contrôle de ce parti. Selon M. Cobb, l’effet poursuivi par le faux communiqué était d’inciter les membres du FLQ à se joindre au groupe animé par Charles Gagnon plutôt qu’au Parti québécois. Son expérience, explique-t-il, le conduisait à estimer que le groupe de Gagnon serait plus facile à surveiller que le Parti québécois.

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Charles Gagnon est né au Bic, près de Rimouski, dans une famille pauvre de cultivateurs et de travailleurs forestiers. Il rencontre Pierre Vallières à l’Université de Montréal en 1962. De 1962 à 1964, ils collaborent à la revue Cité libre jusqu’à ce que Pierre Trudeau et Gérard Pelletier les forcent à démissionner et sabordent la revue, celle-ci étant devenue à leurs yeux trop indépendantiste et trop socialiste. En 1964, Vallières et Gagnon fondent la revue Révolution québécoise et collaborent également à la revue Parti-pris. Au cours des années 1964-65, ils adhèrent au FLQ. Après une série d’actions violentes, le réseau est démantelé et les deux se réfugient à New York.

Rappelons qu’en 1966, Vallières et Gagnon sont arrêtés à New York après avoir proclamé publiquement leurs convictions politiques devant l’ONU. Après quatre mois de détention au Tombs, la sinistre Manhattan House of Detention, ils sont extradés au Québec. Après dix-neuf mois de détention, Pierre Vallières est condamné à perpétuité « pour avoir participé au meurtre de Mlle Thérèse Morin, morte au cours d’un attentat à la bombe survenu le 5 mai 1966, par ses écrits, ses paroles, ses attitudes, etc. ». Il sera acquitté en appel en 1970.

Gagnon doit attendre vingt-sept mois et demi en prison avant d’être finalement jugé. Après un procès de dix semaines, il y a désaccord du jury et on ordonne un nouveau procès. En 1970, on laisse tomber les charges.

Lors de la crise d’Octobre, les deux sont de nouveau incarcérés. L’un et l’autre rompent avec l’idéologie de la violence felquiste. Vallières écrit L’urgence de choisir et prône l’adhésion au PQ, tandis que Gagnon rédige Pour le Parti prolétarien qui donnera naissance au groupe En Lutte. Les deux hommes se séparent.

On se serait attendu à ce que la brochure Pour le Parti prolétarien soit une réplique à L’urgence de choisir de Vallières. Mais ce n’est pas vraiment le cas. Gagnon ne répond pas aux thèses bien articulées de Vallières sur la nécessité pour la gauche de se joindre au Parti québécois et de faire alliance avec les autres composantes du mouvement souverainiste. Contrairement à Vallières, Gagnon nie tout potentiel révolutionnaire au Parti québécois.

La démarcation avec le nationalisme est faite rapidement dans un court chapitre au titre significatif : Le cul-de-sac nationaliste. Les arguments évoqués pour rejeter le nationalisme sont l’expérience de l’Allemagne nazie (sic!), les indépendances formelles des pays africains qui n’ont pas empêché le retour de l’impérialisme sous la forme du néo-colonialisme et le Québec de Maurice Duplessis. Les bourgeois nationalistes « sont les plus dangereux », écrit Gagnon. « Moins puissants, ils devront être plus répressifs. Maurice Duplessis, par exemple, grand nationaliste comme ses prédécesseurs Papineau, Mercier et combien d’autres, nous a appris des choses qu’il ne faudra jamais oublier. À Murdochville, à Asbestos, à Louiseville, à Valleyfield, et ailleurs et toujours, il défendait la ‘‘nation’’ contre Ottawa et contre les travailleurs, ses deux principaux ennemis, tout en s’appuyant confortablement, surtout en période électorale, sur son meilleur ami, l’impérialisme américain auquel il devait, en revanche, livrer en pâture une grande partie du Nord québécois et quelques autres ‘‘miettes’’ de mines et de forêts ». Et pour Charles Gagnon, René Lévesque est pire que Duplessis!

L’analyse est essentiellement la même que celle mise de l’avant par Pierre Trudeau dans les pages de Cité libre, revue à laquelle Gagnon, rappelons-le, a collaboré aux côtés de Trudeau. Gagnon est tout de même conscient des limites de son analyse. Dans l’introduction de son essai, il écrit que la résolution de la question nationale « suppose de la part du mouvement ouvrier, l’élaboration et la mise en application d’une tactique tenant compte de l’existence et de l’action des fractions nationalistes de la petite et de la moyenne bourgeoisie, qui ensemble forment le mouvement nationaliste bourgeois » et, dans une note en bas de page, il nous promet la publication prochaine d’un essai en préparation sur « les contradictions qui fondent aujourd’hui le mouvement nationaliste québécois ». Cet essai n’est jamais paru.

Curieusement, les références aux grands classiques du marxisme-léninisme, Marx, Engels, Lénine et Staline, sont quasi absentes de l’ouvrage de Gagnon. Il cite plutôt le dirigeant vietnamiens Lê Duan, l’albanais Foto Çami et Mao. Si le Viet-nam – toujours victime de l’agression états-unien – est à l’honneur, Cuba, qui était la référence par excellence du FLQ avant la crise d’Octobre, n’a plus la cote. La mort de Guevara dans le maquis bolivien en 1967 avait disqualifié de la « théorie du foco ». De plus, la collaboration entre le gouvernement cubain et le Canada, les relations personnelles amicales entre Castro et Trudeau, qui avaient permis entre autres l’exil des membres du FLQ à Cuba, avaient amené la gauche à prendre ses distances avec Cuba.

Par contre, on retrouve toujours dans Pour le parti prolétarien des références aux théoriciens de la « Nouvelle gauche » américaine, tel Charles Bettelheim, dont l’influence a été très importante sur Vallières et Gagnon.

Qu’il y ait si peu de références aux classiques du marxisme-léninisme et à l’expérience de l’URSS dans un ouvrage qui prône la création d’un parti prolétarien s’explique par les conceptions de Gagnon sur la Révolution d’Octobre 1917 et sur le développement du mouvement ouvrier et de l’idéologie prolétarienne au Canada.

En février 1968, Charles Gagnon signait un article intitulé « Pourquoi la révolution? » dans la revue Parti-pris dans lequel il répudiait tous les modèles de révolution. « La révolution que nous voulons, écrivait-il, personne ne peut dire ce qu’elle sera exactement. Rappelons cependant qu’elle n’a pas pour modèle la Révolution russe ni même la Révolution cubaine. Si on a pu croire que la Révolution russe avait été la première révolution prolétarienne, il semble de plus en plus qu’elle ait plutôt été la dernière grande révolution bourgeoise ».

Quant à l’absence d’idéologie prolétarienne au Québec, Gagnon l’attribue au « développement, jusqu’ici harmonieux, du capitalisme en Amérique du Nord. » Que l’idéologie prolétarienne soit peu développée au Québec, cela tient aux conditions objectives, nous dit-il. C’est d’ailleurs le titre d’un chapitre « Les conditions objectives de l’idéologie prolétarienne ». La domination de l’Église, le McCarthysme, les campagnes anti-communistes, les positions erronées du Parti communiste canadien sur la question nationale québécoise – en somme les conditions subjectives – ne sont pas, selon Gagnon, les principaux facteurs de la faible propagation de l’idéologie communiste au Québec. La cause en est plutôt le « développement jusqu’ici harmonieux du capitalisme ».

Mais, au début des années 1970, les choses sont en train de changer. Le développement du capitalisme devient subitement moins « harmonieux ». Le mouvement ouvrier québécois est en effet en pleine ébullition. Après le conflit de La Presse, c’est la lutte du Front commun de 1972. Le Front commun est un cartel qui regroupe 210 000 travailleurs et travailleuses : les fonctionnaires, le personnel des grands réseaux de la santé, des services sociaux et de l’éducation, ainsi que les salariés des sociétés d’État comme Hydro-Québec. La moitié appartienne à la CSN. Ce cartel va déclencher la plus importante grève survenue jusque-là dans l’histoire du mouvement ouvrier au Canada. Onze jours de grève illégale. Pour avoir défié la loi, les présidents Laberge, Pepin et Charbonneau seront emprisonnés, ce qui déclenchera une flambée de grèves illégales de solidarité en mai 1972. 300 000 travailleurs et travailleuses se mettent en grève partout à travers le Québec. La grève durera plus d’une semaine.

Le mouvement ouvrier fait irruption sur la scène politique comme une formidable force, mais sans direction politique. Encore une fois, René Lévesque s’opposera à son caucus, inspiré cette fois par Camille Laurin, qui veut appuyer la grève générale du Front commun malgré son caractère illégal. « Peu importe notre sympathie agissante envers les travailleurs, déclare-t-il, nous ne sommes pas l’outil des syndicats. Si nous étions au pouvoir, nous n’admettrions pas que les syndicats profitent des négociations pour casser le régime ».

Sa déclaration alimente le schisme qui déchire la CSN. Trois membres de l’exécutif, Dalpé, Dion et Daigle (les trois D), quittent la CSN avec 25 000 à 30 000 membres pour fonder la Centrale des syndicats démocratiques (CSD). Les trois D s’étaient opposés à la diffusion des manifestes Il n’y a plus d’avenir dans le système économique actuel et Ne comptons que sur nos propres moyens, et s’étaient prononcés en faveur du respect de la loi spéciale de Bourassa qui ordonnait le retour au travail des employés du Front commun. Au même moment, les 30 000 fonctionnaires provinciaux quittent également la CSN par un vote serré de 51%-49% pour fonder un syndicat indépendant, le Syndicat de la fonction public du Québec (SFPQ). Ils allaient être imiter par les 9 000 membres des syndicats de l’Alcan.

En dépit de ce schisme, la CSN poursuit sa radicalisation. Au mois d’avril 1972, le Conseil central de Montréal, dirigé par Michel Chartrand, prend ouvertement position pour l’indépendance du Québec faite en fonction des travailleurs et pour le socialisme. Au mois de juin, le congrès expulse les trois D et adopte à la majorité des deux tiers les manifestes de la Centrale, vote à majorité le rapport moral du président et la recommandation de s’engager plus avant dans l’action politique. Conséquent avec lui-même, le congrès se vote un budget de guerre en adoptant un amendement de Michel Chartrand qui propose de rogner 174 200 $ sur les 500 000 $ alloués à l’organisation pour le destiner à l’action politique.

Il n’est pas inutile de citer quelques-unes des principales recommandations adoptées par le congrès.

  1. Que la CSN se prononce dans le sens d’un rejet du capitalisme.
  2. Que la CSN se prononce en faveur du socialisme, en tant que système réalisant la démocratie économique, politique, industrielle, culturelle et sociale, dans l’intérêt des travailleurs.
  3. Que la question de l’indépendance soit traitée comme un des éléments de l’étude sur le socialisme et ne fasse pas l’objet d’un débat isolé du contexte général.

Soulignons quelques chiffres révélateurs de l’ampleur du travail d’éducation effectué. Le document Il n’y a plus d’avenir dans le système économique actuel a été distribué à 32 150 exemplaires; Ne comptons sur nos propres moyens à 76 600 exemplaires. Les sessions d’étude auront permis de rejoindre près de 4 000 militantes et militants.

La critique de la domination impérialiste sur le Québec et des réformes de la Révolution tranquille va très loin. Il est évident que le manifeste du Parti québécois Quand nous serons maîtres chez nous ne peut constituer une réponse aux prises de position de la CSN. D’autant plus qu’il a été conçu et publié en vitesse en 1972 pour se démarquer des manifestes des trois centrales syndicales.

La CSN pose alors ouvertement la question de l’alternative politique au Parti québécois. Marcel Pepin propose la création de comités populaires, devant regrouper des membres des trois centrales, pour œuvrer dans le domaine de l’information, de l’éducation, de l’action électorale et des conflits syndicaux. Plusieurs militants jugent ces perspectives insuffisantes. Pour compliquer les choses, le maraudage et les déclarations de Michel Bourdon de la CSN-Construction sur le banditisme au sein de la FTQ-Construction enveniment sérieusement les relations entre les deux centrales. Rappelons que Michel Bourdon était le conjoint de Louise Harel et était lui-même bien connu pour ses sympathies péquistes. Il sera d’ailleurs élu député péquiste quelques années plus tard.

Autre considération non négligeable : est-ce que la CSN a les moyens financiers de cette politique ? Car, dès janvier 1973, devant les nécessités provoquées par la montée des grèves et la baisse des rentrées par suite du schisme, le conseil confédéral doit couper de 50% le budget de l'action politique.

Il devient vite évident que les chefs syndicaux n’ont pas de perspectives politiques à présenter, au-delà d’une rupture idéologique avec le capitalisme et l’impérialisme. Le socialisme est l’objectif, mais comment l’implanter dans une province de six millions d’habitants qui a des longues frontières ouvertes avec le Canada anglais et les Etats-Unis? Quel est le rapport de forces? Quelles sont les étapes à franchir? Quel véhicule politique faut-il créer? Quels devraient être les liens avec le Parti québécois? Non seulement ces questions demeurent sans réponse, mais elles sont à peine effleurées ! De plus, les sympathies fédéralistes des trois chefs syndicaux pèsent dans la balance.

Rapidement, la FTQ se collera au Parti québécois et se mettra à la remorque des stratégies de René Lévesque et Claude Morin. La CSN et la CEQ poursuivront une politique d’affrontement avec le gouvernement – même après l’élection du Parti québécois en 1976 – sans trop s’enfarger dans des considérations politiques. Si on voulait caractériser leur orientation, il faudrait parler d’anarcho-syndicalisme.

C’est dans ce contexte où de plus en plus de militantes et de militants posent la question de l’organisation politique des travailleurs que paraît Pour le Parti prolétarien. Il suscite l’intérêt, bien entendu, des militants syndicaux qui ne croient pas que le Parti québécois soit le véhicule approprié, mais également des animateurs sociaux issus du mouvement des comités de citoyens actifs dans plusieurs quartiers de Montréal depuis le début des années 1960 sur des questions comme le logement, les espaces verts, les feux de circulation, etc.

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Ce texte est tiré du livre de Pierre Dubuc, L’autre histoire de l’indépendance, un ouvrage paru en 2003 aux Éditions Trois-Pistoles. Les autres extraits se trouvent dans le Dossier : L’après Octobre, sur le site de l’aut’journal.