L’après Octobre 1970 (7/13) : Charles Gagnon et le journal En Lutte

2020/11/03 | Par Pierre Dubuc

La publication de Pour le Parti prolétarien suscite l’intérêt des militants syndicaux, mais également des animateurs sociaux issus du mouvement des comités de citoyens actifs dans plusieurs quartiers de Montréal depuis le début des années 1960 sur des questions comme le logement, les espaces verts, les feux de circulation, etc.

Le rappel de leur parcours politique aide à comprendre la suite des événements. Le 19 mai 1968, plus de 175 d’entre eux avaient participé à une rencontre qualifiée d’historique. Dans le communiqué émis au terme de cette rencontre, on pouvait lire : « Nous avons tous les mêmes grands problèmes. Nous devons sortir de l’isolement, de l’esprit de clocher. Les gouvernements doivent devenir nos gouvernements. Nous n’avons plus le choix, il faut passer à l’action politique ».

Au congrès de 1969 du Conseil central, Michel Chartrand avait invité tous les groupes contestataires, protestataires, révolutionnaires à coopérer avec le conseil central. Au cours de colloques régionaux inter-syndicaux tenus au printemps de 1970, sera mise de l’avant une perspective d’apprentissage lié aux lieux de pouvoirs proches. Des comités d’action politique sont par la suite créés dans les quartiers. À Montréal, on décide de faire la lutte au maire Drapeau lors des élections municipales de l’automne 1970. Militants syndicaux et animateurs sociaux se regroupent au sein du Front d’action politique, le FRAP, présidé par Paul Cliche.

Le scrutin se déroule en pleine crise d’Octobre sous la surveillance de la police et de l’armée. Quatre jours avant l’élection, le ministre Jean Marchand déclare que le FRAP sert de « couverture » (« front ») au FLQ. Drapeau en remet en disant que, sans les mesures de guerre, « la révolution aurait éclaté et le sang aurait coulé dans les rues de Montréal ». Quatre candidats du FRAP sont arrêtés, plusieurs militants harcelés, des listes de membres saisies. La veille du scrutin, un faux communiqué attribué au FLQ proclame : « Nos leaders Pierre Vallières, Charles Gagnon, Michel Chartrand et Robert Lemieux doivent être libérés avant midi le 25 octobre, à défaut de quoi ça sautera et notre cédule d’exécution se poursuivra ». Les dés étaient pipés. Drapeau est réélu avec une majorité écrasante, mais le taux de participation est d’à peine 50%.

C’est la débandade, le FRAP entre en crise. Les éléments les plus modérés, qui se retrouvaient surtout au sein des directions syndicales, se rallieront progressivement au Parti québécois et formeront plus tard sur la scène municipale, le Rassemblement des Citoyens de Montréal (RCM) qui constituera l’opposition à l’Hôtel-de-ville en 1974 avant de prendre plus tard le pouvoir. À Québec, le Rassemblement populaire empruntera une démarche similaire.

Cependant, les éléments radicaux, regroupés dans les CAP, tirent d’autres leçons de l’expérience du FRAP. Ils remettent en cause la voie électorale et se posent la question du « Que faire? ». Certains envisagent comme solution l’implantation dans les usines, sur le modèle de ce qui avait fait dans les quartiers au cours des années 1960. D’autres misent sur une organisation politique des travailleurs issue du mouvement syndical.

Charles Gagnon a beau jeu d’affirmer que ce sont là deux voies sans issue. Il est facile de montrer le cul-de-sac politique dans lequel est placé le mouvement syndical, qui trouve le Parti québécois trop à droite, mais est incapable de mettre sur pied un parti politique. À l’ouvriérisme primaire des partisans de l’implantation, Gagnon oppose des perspectives plus vastes : la création d’une organisation révolutionnaire, le Parti prolétarien. Il propose à la vingtaine d’organisations qui se proclament d’avant-garde de s’unir dans une « pratique commune » pour conquérir la direction du mouvement ouvrier.

À cause d’un certain nombre de références dans Pour le parti prolétarien à l’ouvrage classique de Lénine, le Que Faire?, on pourrait croire que Gagnon invite ces avant-garde à se consacrer au développement de la théorie révolutionnaire, à la définition des objectifs et de la stratégie révolutionnaires qui faisaient si cruellement défaut à la gauche.  Il n’en est rien. Au contraire, il décrie le travail intellectuel, s’en prend à plusieurs reprises à ceux qui pensent que « la ligne prolétarienne est une sorte de théorie qui s’échafaude dans la tête de quelques beaux esprits pour être ensuite répandue dans la classe ouvrière ».

Gagnon leur propose de passer immédiatement à l’action pour mener la lutte idéologique qu’il définit comme « la propagation de l’idéologie révolutionnaire au sein des masses ». Quel doit être le contenu de cette idéologie révolutionnaire? Cela n’est pas précisé. Mais, chose certaine, elle doit se démarquer du nationalisme du Parti québécois et de la social-démocratie des bureaucrates syndicaux. Conformément à la conception maoïste alors à la mode, « la pratique est déterminante ». Évidemment, la « pratique » peut conduire à de multiples interprétations au gré des conjonctures, selon les besoins du moment.

Plus fondamentalement, la théorie sous-jacente à l’appel de Gagnon est qu’il faut « stimuler » le mouvement ouvrier, le développement de sa combativité devant produire la théorie révolutionnaire. Avec la fin du « développement harmonieux du capitalisme », le mouvement ouvrier produira par ses luttes, veut laisser croire Gagnon, le développement de l’idéologie prolétarienne.

Alors que dans le Que faire ?, Lénine affirmait que la théorie révolutionnaire était au départ l’œuvre d’intellectuels (de « beaux esprits », selon Gagnon) et que la conscience politique ne pouvait être apportée aux ouvriers que de l’extérieur de la lutte économique, Gagnon prétend, au contraire, qu’elle surgit du mouvement ouvrier lui-même. La formule célèbre de Lénine  « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire » devient sous la plume de Gagnon « Pas de mouvement révolutionnaire, sans conscience révolutionnaire ». La distinction est fondamentale. La tâche à laquelle Gagnon convie les militants n’est pas d’élaborer une théorie révolutionnaire pour le Québec, mais de développer la « conscience révolutionnaire » du mouvement ouvrier, c’est-à-dire sa combativité dans la lutte économique, en postulant que le mouvement de lutte qui s’ensuivra produira spontanément la théorie qui lui indiquera la voie à suivre.

En fait, l’idée centrale mise de l’avant par Gagnon n’est pas empruntée à Lénine, mais aux théories felquistes de la fin des années 1960. Pierre Vallières écrivait dans Pour une stratégie révolutionnaire publiée en 1969 que « les attentats à la bombe ne font pas partie d’une action militaire contre le système mais d’une action politique. Elles ont pour but de radicaliser l’agitation sociale et favoriser le développement d’une conscience de classe agissante chez les exploités. »

Charles Gagnon reprend dans Pour le parti prolétarien, les mêmes étapes que celles définies par Vallières (d’abord, créer un pôle idéologique), les mêmes objectifs (radicalisation des luttes) et les mêmes formes d’organisation (créer des noyaux actifs à la base). Trois ans après le texte de Vallières, dans un contexte où le marxisme est devenu populaire dans le mouvement syndical, Gagnon propose une nouvelle version de « l’agitation politique de masse ». Les attentats à la bombe sont mis au rancart et remplacés par le projet de publication d’un journal. Ce sera le journal En Lutte dont le premier numéro paraît à l’automne 1973.

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Curieusement, dans le premier numéro, l’équipe du journal En Lutte prévient qu’elle « n’est pas le parti, ni son embryon, ni le groupe de ceux qui veulent créer le parti ». Son unique but est de faire de l’agitation politique de masse pour radicaliser le mouvement ouvrier d’où, espère-t-on, émergera le parti. Cela n’empêche évidemment pas l’équipe du journal de tâter le terrain auprès des autres groupes se définissant comme révolutionnaires par l’invitation à des « pratiques communes » dans le cadre de groupes que l’équipe du journal met sur pied, comme « les groupes amis du journal », « l’atelier ouvrier », le « comité ad hoc », le « projet A ».

Mais le regroupement le plus important est sans conteste le Comité de solidarité aux luttes ouvrières (CSLO) mis sur pied en 1973 pour soutenir la lutte des travailleurs de la Firestone à Joliette et d’autres grèves par la suite. Toute la mouvance marxiste révolutionnaire du grand Montréal s’y retrouve. En Lutte le conçoit même à un certain moment comme plus important que son journal pour rallier les ouvriers à son projet de parti.

Cependant, il faut vite déchanter. Les ouvriers boudent ce comité où se retrouvent surtout, en plus des groupes révolutionnaires, des représentants de la nouvelle génération qui milite dans les groupes populaires de Montréal.

Depuis le début des années 1970, on avait en effet vu éclore une pléthore de groupes communautaires : des associations de défense des droits des assistés sociaux (ADDS), des garderies populaires, des comités logement, des groupes de défense des consommateurs et plusieurs autres. La grande majorité de ces groupes avaient été mis sur pied dans le cadre des programmes Perspectives-Jeunesse et Projet d’initiatives locales (P.I.L.) du gouvernement fédéral de Pierre Elliott Trudeau. Le but visé par le gouvernement était de contrer l’agitation politique découlant du chômage des jeunes. En 1970, le taux de chômage s’élevait à 21% chez les jeunes de 20 à 24 ans.

Que la situation explosive au Québec ait été la motivation première du gouvernement Trudeau se reflète dans le fait que 39% du budget du programme Perspectives-Jeunesse a été dépensé au Québec en1971, comparativement à 21% pour l’Ontario dont la population est supérieure. Il en est de même pour les Projets d’initiatives locales.

Ces programmes furent un véritable terreau pour l’éclosion d’une nouvelle génération de militantes et militants politiques, qui prétendaient détourner les fonds du gouvernement pour lutter contre le gouvernement, utiliser des programmes dont un des objectifs avoués était de « promouvoir l’unité canadienne » pour lutter contre Ottawa. La suite des événements allait démontrer que le gouvernement Trudeau était plus machiavélique qu’eux!

Ces militants formèrent la base sociale du mouvement marxiste-léniniste. Leur présence importante dans le CSLO – et l’absence d’ouvriers – amène Charles Gagnon et son équipe du journal En Lutte à considérer la possibilité de passer à une autre étape. Le CSLO est dissous et En Lutte publie, coup sur coup Créons l’organisation marxiste-léniniste de lutte pour le parti en décembre 1974 et  Contre l’économisme en septembre 1975. Suite à l’appel de « Créons.. », cinq groupes marxistes-léninistes de Montréal et deux de Québec rallièrent ses rangs.

En Lutte considère alors plus sérieusement l’expérience de la création du Parti bolchévik par Lénine et publie des textes sur les tâches des marxistes-léninistes qui insistent sur l’importance de l’élaboration d’une théorie et d’une stratégie révolutionnaires et le ralliement de l’avant-garde ouvrière. La direction du mouvement ouvrier était reportée à une étape subséquente et, par le fait même, l’« agitation politique de masse ».

Mais, à peine deux mois après la publication de Contre l’économisme, trois groupes visés par la critique élaborée dans cette brochure créent, en novembre 1975, la Ligue(marxiste-léniniste) du Canada, qui deviendra à l’automne 1979 le Parti communiste ouvrier (PCO). Ces groupes sont le MREQ (Mouvement révolutionnaire des Étudiants du Québec), un groupe d’étudiants basé principalement à l’Université McGill, la COR (Cellule ouvrière révolutionnaire) et la CMO (Cellule militante ouvrière), deux petits groupes implantés dans le sud-ouest de Montréal. Plutôt que de répondre favorablement à l’appel à l’unité de Charles Gagnon, ils avaient décidé de partir une organisation à leur propre compte!

 

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Ce texte est tiré du livre de Pierre Dubuc, L’autre histoire de l’indépendance, un ouvrage paru en 2003 aux Éditions Trois-Pistoles. Les autres extraits se trouvent dans le Dossier : L’après Octobre, sur le site de l’aut’journal.