L’après Octobre 1970 (11/13) : Les maoïstes dans le camp du NON au référendum de 1980

2020/11/11 | Par Pierre Dubuc

Comment la Ligue et En Lutte pouvaient-ils invoquer comme un de leurs principaux arguments contre le Oui au référendum le fait que l’indépendance était favorable aux intérêts états-uniens ? Comment pouvaient-ils encore partager de telles « illusions » pour emprunter l’expression de Pierre Vallières ? Sur quelle analyse s’appuyait leur politique? Comment était-il concevable de soutenir que le maintien du fédéralisme pouvait être un rempart à la pénétration des intérêts états-uniens alors que les États-Unis contrôlaient déjà 50% de la production industrielle du Canada ?

En Lutte et le PCO ont présenté leur position en faveur de l’annulation au référendum de 1980 comme une « troisième voie », une voie « indépendante », la « voie de la classe ouvrière ». La Forge affirme : « La classe ouvrière doit prendre une position indépendante des deux options des patrons. C’est sur cette base que le PCO appelle à l’annulation » (21 mars 1980). Son frère jumeau En Lutte ânonne : « La seule réponse au référendum péquiste, c’est d’annuler son vote et de manifester ainsi qu’on ne se laisse pas tromper ni par les nouveaux démagogues de la nation que sont les péquistes, ni par les défenseurs à tout prix du statu quo de l’oppression » (Tiré de la brochure Ni fédéralisme renouvelé, ni souveraineté-association).

Malgré leur prétention commune à présenter une voie « indépendante », une analyse plus poussée de certaines de leurs positions révèle qu’ils n’hésitaient pas à s’aligner dans un camp précis. L’étude de leur position face au démantèlement projeté de Pétro-Canada – ou tout au moins à la révision de son mandat – par le gouvernement conservateur de Joe Clark est très révélatrice à cet égard.

Bien entendu, les journaux de Power Corportion de Paul Desmarais partirent en guerre pour la défense de Pétro-Canada qui, soulignons-le au passage, ne comptait que huit francophones sur mille employés. Mais ils ne furent pas les seuls. La Forge, le journal du PCO, titrait dans son édition du 10 août 1979 : « Les Canadiens seront victimes du démantèlement de Pétro-Canada ». Le PCO attaque le gouvernement Clark parce que « tant que les monopoles étrangers contrôleront la majorité de notre industrie énergétique les vastes richesses du Canada serviront à augmenter leurs profits et non à satisfaire les besoins du pays ». Pour le PCO, la privatisation de Pétro-Canada « consiste à transférer des millions de dollars venant de la majorité du peuple dans les coffres bien garnis d’une minorité de capitalistes ».

Aucun doute possible, le PCO se situe clairement dans le camp du nationalisme canadien défendu par Trudeau et Desmarais. Mais le plus instructif et le plus révélateur est la position que le PCO prend face au Parti québécois et à sa politique en faveur des sociétés d’État québécoises. Dans son édition du 15 juin 1979, La Forge dénonce l’octroi de 400$ millions par le Parti québécois à SIDBEC, la société d’État de la sidérurgie : « Le gros de l’argent économisé sur le dos des travailleurs du secteur public va en subventions et en allégements fiscaux et à l’expansion des sociétés d’État ». Pour le PCO, les sociétés d’État québécoises ne servent qu’à « promouvoir le développement de tous les capitalistes québécois » (La Forge, 27 avril 1979). Il en prend pour exemple SIDBEC qui « vend aux capitalistes québécois l’acier 15% moins cher que les monopoles canadiens Stelco et Dofasco » (ibidem).

Il existe donc une distinction fondamentale, pour le PCO, entre les sociétés d’État fédérales, comme Pétro-Canada, et les sociétés d’État québécoises. Les premières sont là pour « servir les intérêts du peuple », alors que les secondes ne visent qu’à « promouvoir le développement des capitalistes québécois ». Que Pétro-Canada serve à approvisionner l’industrie manufacturière de l’Ontario en pétrole à bon marché est juste parce que cela « vise à satisfaire les besoins du pays ». Mais que SIDBEC fournisse aux entreprises québécoises de l’acier 15% moins cher que ses concurrentes ontariennes, c’est de la concurrence déloyale!

Si la nationalisation d’une partie de l’industrie pétrolière avec Pétro-Canada « nous permet de contrôler nos ressources », aux dires du PCO, la nationalisation projetée de l’Asbestos Corporation par le gouvernement du Parti québécois « ne vise pas, selon le PCO, à mettre entre les mains du peuple cette richesse naturelle considérable » (La Forge, 11 mars 1979). Au contraire, la nationalisation de l’amiante « s’inscrit dans la stratégie d’ensemble de la bourgeoisie nationaliste québécoise qui consiste à utiliser l’État pour devenir une grande bourgeoisie monopoliste » (ibidem).

En Lutte partage avec la Ligue cette compréhension de la question nationale comme étant essentiellement la lutte de la bourgeoisie québécoise pour accéder au rang de grande bourgeoisie nationale. La question nationale se résume à une lutte entre deux bourgeoisies, la québécoise et la canadienne. Cela appelle plusieurs remarques. Premièrement, si tel avait le cas, sur la base de quels critères fallait-il privilégier une bourgeoisie plutôt qu’une autre? Pourquoi pas la québécoise plutôt que la canadienne? Deuxièmement, l’affirmation que la bourgeoisie québécoise ait pu avec l’aide de l’État « devenir une grande bourgeoisie monopoliste » ne résiste pas à l’analyse. Combien peut-on compter de bourgeoisies de nations opprimées qui sont devenues de « grandes bourgeoisies impérialistes » depuis que l’impérialisme s’est imposé à l’échelle du globe au début du XXe siècle ? Combien de « bourgeoisies nationales » africaines, asiatiques ou latino-américaines font aujourd’hui partie du club sélect des « grandes bourgeoisies impérialistes »? Aucune. Le Brésil avec plus de 175 millions d’habitants et des ressources considérables est toujours considéré comme un pays dominé.

Le PCO et En Lutte analysent la situation canadienne et mondiale comme si nous étions encore au XIXe siècle à l’époque du capitalisme concurrentiel et de l’émergence des grandes bourgeoisies. À la fin du XXe siècle, à l’époque de l’impérialisme, le partage du monde est complété depuis longtemps et il n’y a pas de place pour l’émergence de nouvelles « grandes bourgeoisies impérialistes » qui se mettraient à contester la domination des bourgeoisies impérialistes existantes.

Dans L’urgence de choisir, Pierre Vallières écrit que la domination impérialiste sur le Québec s’exerce principalement sur les secteurs-clés de l’économie et suffit « pour influencer directement l’ensemble d’une collectivité, surtout d’une collectivité colonisée ». Il en tire la conclusion que, dans le cadre d’un tel système, « l’édification d’un capitalisme national par une société comme le Québec, même avec l’aide d’un État souverain, est une impossibilité économique et politique ». Nous ne pouvons nier qu’il existe un « capitalisme national » au Québec, faible et dominé selon nous, mais nous comprenons les propos de Vallières comme signifiant l’impossibilité de l’édification d’une « grande bourgeoisie nationale impérialiste ».

La présence de quelques grands monopoles mondiaux comme Quebecor ou Bombardier n’infirme pas cette analyse. Malheureusement, nous ne possédons pas aujourd’hui d’analyse fouillée sur le contrôle de l’économie québécoise par le capital québécois et étranger. Une première étude publiée par Gaétan Breton dans la revue L’Apostrophe (vo. 2, no. 1. Hiver 2003) révèle que les Québécois ne contrôlent que 39 des 100 plus grosses entreprises, selon le critère des revenus, installées au Québec. Aujourd’hui, le discours sur la mondialisation a évacué tout le débat sur le nationalisme économique et la prise de contrôle de nombreuses entreprises québécoises par des intérêts étrangers est passée sous silence par tous les analystes, y compris les péquistes. Le sujet est même devenu tabou. Le rêve d’une « grande bourgeoisie impérialiste » québécoise – le célèbre Québec Inc. – est un mythe inventé par des journalistes torontois, les frères de ceux qui ont popularisé le terme du « french power » en politique au temps du gouvernement Trudeau. En Lutte et le PCO se sont faits le relais gauchiste de cette campagne d’intoxication.

L’approche du PCO et d’En Lutte qui consiste à réduire la question nationale en une lutte entre deux bourgeoisies est fondamentalement erronée. Qu’il y ait une lutte entre deux bourgeoisies ne peut être niée, tout en précisant que c’est une lutte entre une bourgeoisie dominante et une bourgeoisie dominée. Mais là n’est pas la caractéristique fondamentale de la question nationale à notre époque. La question nationale québécoise, c’est fondamentalement la lutte d’un peuple pour s’affranchir de son asservissement économique, politique et culturelle.

 

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Dans leur campagne contre la souveraineté du Québec, les États-Unis et le Canada-anglais prennent le Parti québécois et son chef, René Lévesque comme cibles privilégiées. Dans L’œil de l’aigle, Jean-François Lisée fait un relevé de la presse états-unienne au lendemain de la victoire péquiste. Les médias de droite évoquent la création d’un nouveau Cuba, les médias de gauche parlent de Lévesque comme d’un nouvel Hitler. Pierre Elliott Trudeau va emprunter la recette pour rallier la droite et la gauche. Dans un de ses célèbres discours à la veille du référendum, il évoque en parlant d’un Québec indépendant les exemples de Cuba et de Haïti, alors sous la férule de Papa Doc Duvalier. En Lutte et le PCO n’allaient pas être en reste.

 Bien que les deux groupes aient proclamé dans leurs déclarations de principe sur la « contradiction principale » que la bourgeoisie canadienne était leur ennemi principal, nous avons vu qu’elle devenait leur plus fidèle allié dans le cadre de la « théorie des trois mondes ». Il en est de même sur la scène canadienne avec la question nationale québécoise. Les deux organisations cherchent à démoniser le Parti québécois et en ont fait leur ennemi principal. Cela s’est traduit par le slogan fort populaire à l’époque : « Parti québécois, parti bourgeois ». Un slogan taillé sur mesure pour éloigner les éléments progressistes du Parti québécois. Aucun qualificatif semblable ne fut affublé au Parti libéral québécois, encore moins au Parti libéral canadien. Pourtant, avec ses 300 000 membres, sa caisse électorale financée par ses membres, le Parti québécois était un des plus importants partis démocratiques de masse au monde, proportionnellement à l’importance de la population du Québec.

Le PCO et En Lutte mettent en garde les travailleurs et les travailleuses contre le Parti québécois en soutenant que leurs droits seraient menacés parce qu’un Québec indépendant sera soumis à « une bourgeoisie jeune est agressive ». Évidemment, il n’y avait rien de plus convaincant que de pouvoir fournir des exemples de matraquage policier préfigurant la situation dans un Québec souverain. L’épisode de la grève à la Commonwealth Plywood est fort éloquent à ce propos. Rappelons les faits. Le 19 septembre 1977, les ouvriers et les ouvrières de la Commonwealth Plywood à Ste-Thérèse en banlieue de Montréal déclenchent la grève pour faire respecter leur décision de changer de syndicat. Rejetant un syndicat dominé par leur patron, un certain M. Caine, ils veulent adhérer à la CSN. La riposte de Caine ne se fait pas attendre. Elle est clairement provocatrice. Quelques jours avant la grève, il congédie 118 employés. Dès leurs premiers jours de grève, les ouvriers sont assaillis d’injonctions et d’amendes de toutes sortes. Des grévistes se font arrêter par les forces policières et le patron essaie même de faire déporter des grévistes immigrants.

La Ligue est parfaitement consciente des intentions du patron et que les enjeux de cette grève dépassent le cadre d’un simple conflit patron-ouvriers. Dans le journal La Forge du 26 mai 1978, on peut lire : « De gros bourgeois monopolistes financent Caine. Il bénéfice par exemple des services d’une des firmes d’avocats les plus prestigieuses de Montréal : la Maison Byers-Casgrain, étroitement liée aux partis libéral et conservateur au fédéral. Pour la bourgeoisie monopoliste, le jeu en vaut la chandelle. Elle veut écraser le mouvement syndical par l’affrontement direct et elle vise particulièrement la CSN à cause de sa réputation de centrale militante. Mais, en plus, à travers la grève, elle désire montrer que le PQ n’est pas capable de gérer comme il faut les intérêts des capitalistes. Qu’il n’est pas capable de maintenir l’ordre social ». La stratégie patronale est claire aux yeux de la Ligue : déstabiliser la CSN et le PQ.

Que fait la Ligue dans ces circonstances? Elle dépense une fortune pour déplacer à chaque matin de Montréal à Ste-Thérèse un grand nombre de ses membres et sympathisants afin d’organiser devant la Commonwealth Plywood une impressionnante ligne de piquetage. C’est de la pure provocation. Les forces policières prennent prétexte de la présence de la Ligue – « Ce ne sont même pas les grévistes qui sont sur la ligne de piquetage mais de jeunes gauchistes », disent les policiers – pour justifier leur assaut et arrêter 85 personnes, en grande majorité des membres de la Ligue. Les ouvriers et les ouvrières de la Commonwealth Plywood s’étaient retirés des abords de l’usine ce matin-là lorsqu’il est devenu clair que la Ligue recherchait l’affrontement.

Peu de temps après ces événements, se tenait à Montréal un important congrès de la CSN dont un des points importants à l’ordre du jour était la question nationale. À l’invitation pressante des membres de la Ligue présents au congrès, les délégués se rendirent sur les lignes de piquetage dressées devant l’usine de la Commonwealth Plywood pour appuyer les grévistes. Ils furent rapidement assaillis par les policiers de Ste-Thérèse, aidés de ceux de la Sûreté du Québec. Plusieurs dirigeants de la centrale, reconnus pour leurs sympathies péquistes, firent l’objet d’une attention particulière de la police et furent sévèrement tabassés. Il était évident que cet assaut policier s’inscrivait dans la politique d’affrontement des forces fédéralistes que la Ligue avait si bien décrite dans les pages du journal La Forge. Le PQ n’avait aucun intérêt à une telle confrontation avec ses principaux alliés dans le mouvement syndical, surtout pas lors d’un Congrès où devait être débattue la question nationale. D’ailleurs, le lendemain, La Presse de Power Corporation faisait sa manchette avec des photos de congressistes de la CSN déchirant leur carte de membre du Parti québécois.

Quelle fut l’attitude de la Ligue au congrès de la CSN ? A-t-elle dénoncé le complot des forces fédéralistes? Bien sûr que non ! Ses membres déployèrent beaucoup d’énergie sur le plancher du congrès à faire reposer la responsabilité de l’attaque policière sur le Parti québécois. C’était la Sûreté du Québec, donc c’était le PQ! Quant aux contradictions bien connues entre la Sûreté et le PQ, il ne fallait pas mélanger les congressistes avec de telles considérations. Dans le numéro de La Forge qui a suivi ces événements, la Ligue reprend fidèlement la manchette de La Presse en titrant : « Devant la Commonwealth Plywood, Assaut brutal de la police sur les congressistes de la CSN. Le PQ largement dénoncé ». (La Forge, 9 juin 1978). Pas un mot sur le complot fédéraliste!

L’argument qu’un Québec souverain, « soumis à une bourgeoisie jeune et agressive », serait un enfer ne suffisait manifestement pas à convaincre les travailleurs et leurs organisations syndicales qui avaient deux cent ans d’expérience du fédéralisme canadien et de sa « bourgeoisie vieille et expérimentée ». Aussi, En Lutte et le PCO admonestèrent aux travailleurs l’argument massue de l’unité de la classe ouvrière. La séparation, clamaient-ils, « diviserait la classe ouvrière canadienne ».

Mais de quelle unité était-il question? La classe ouvrière est par définition divisée par la concurrence capitaliste, divisée entre nationalités, divisée entre hommes et femmes. Lancé tel quel l’argument niait le droit à l’autodétermination de la nation québécoise, car toute séparation « diviserait » par définition la classe ouvrière, peu importe les circonstances. Encore une fois, nos maoïstes faisaient référence à la lutte économique de la classe ouvrière, par exemple à la lutte contre les mesures Trudeau dont En Lutte nous avait dit qu’elle marquait le début de la « révolution socialiste ». Mais parler de la véritable unité de la classe ouvrière, c’est faire référence à son unité politique. Celle-ci implique la reconnaissance par les ouvriers de la nation dominante du droit à l’autodétermination de la nation dominée. Cela signifie la prise de conscience par ces ouvriers, et leur renoncement, aux privilèges que leur nation tire de l’oppression de la nation dominée et dont ils profitent par de meilleurs salaires, des conditions de travail et de vie supérieures. Par exemple, le fait que l’industrie lourde et l’industrie automobile, avec ses meilleurs salaires, se soient historiquement établis en Ontario et que l’industrie légère, basée sur l’exploitation d’une main d’œuvre bon marché, ait élue domicile au Québec n’est pas le fruit du hasard ou de considérations géographiques. 

Encore une fois, Pierre Vallières avait fait preuve dans L’urgence de choisir d’une analyse beaucoup plus pénétrante de l’impérialisme et de la division fondamentale qu’il provoque entre nations oppressives et nations opprimées. « La classe ouvrière de la nation dominante, écrivait-il, est intégrée au système monopoliste qui l’a associée à ses bénéfices dans une proportion suffisante pour qu’elle ait intérêt à le soutenir et à le défendre ». Il ajoutait que la condition sine qua non de leur unité entre travailleurs anglophones et québécois était « la reconnaissance par les travailleurs anglophones du Canada (et du Québec) du droit pour la société québécoise de constituer un État national indépendant ».

Bien entendu, l’obtention de cette condition sine qua non rendait beaucoup plus difficile l’unité recherchée par En Lutte des travailleurs canadiens et québécois dans leur « véritable lutte de classe » contre les mesures Trudeau. Plus tard, quand ses diffuseurs se baladeront au Canada anglais pour faire signer sa pétition en faveur de « l’égalité absolue des langues et des nations et du droit à l’autodétermination du Québec », En Lutte reconnaîtra candidement dans les pages de son journal qu’il était beaucoup plus facile de faire signer les travailleurs canadiens anglais lorsqu’on leur disait qu’En Lutte était contre la séparation du Québec!

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Ce texte est tiré du livre de Pierre Dubuc, L’autre histoire de l’indépendance, un ouvrage paru en 2003 aux Éditions Trois-Pistoles. Les autres extraits se trouvent dans le Dossier : L’après Octobre, sur le site de l’aut’journal.