« Nous méritons mieux », nous dit Marie-France Bazzo à propos des médias dans son dernier livre. Le propos est d’intérêt, car il émane d’un regard posé à la fois de l’intérieur et de l’extérieur du merveilleux monde des médias. On connaît son parcours de commentatrice, animatrice et productrice, mais on oublie parfois qu’elle est aussi une sociologue à l’œil aiguisé.
Les médias sont en crise financière, leurs revenus publicitaires ayant migré vers les GAFAM. Mais Bazzo va plus loin. Elle parle de « crise d’identité, crise structurelle, de la perte d’auditoire et de lectorat ». Elle dissèque le patient et y trouve « mésinformation, désinformation, guerre de tranchées, abondance de babillage et raréfaction du travail de fond ». Le tout est résumé dans une formule-choc : « Pendant les sept semaines du confinement, toutes les vedettes A du Québec se sont fait demander sur un ton affligé : ‘‘Pis, comment tu vis ça, ton confinement?’’ » Réaction de Bazzo : « On s’en c***. »
Beaucoup de légèreté donc sur l’écran de notre télé, principal sujet d’intérêt de la sociologue parce que c’est encore elle qui rejoint le plus vaste auditoire. Légèreté qui s’exprime par l’absence d’émissions littéraires ou sur l’écologie, ou encore sur l’économie à l’exception de l’omniprésent Gérald Fillion. Retrait de l’excellente émission Second regard, alors que la question religieuse est on ne peut plus présente.
Le constat est implacable : « Tout doit être léger, léger ! Faut pas se prendre la tête, au Québec. Si une pensée se déploie un dimanche de grande écoute, si un discours amène à réfléchir un peu, il faut l’interrompre d’une joke de mononc, comme pour empêcher l’esprit du téléspectateur de prendre de la hauteur, comme si le Québec était encore un pays de ‘‘pauvres’’ incapables de penser ou de réfléchir, sans autre échappatoire que la blague un peu lourde. »
Entre-soi et jeunisme
Les causes de cet état de fait ? L’analyse de Bazzo se déploie par strates. D’abord, l’entre-soi. « C’est un monde d’accointances, de renvois d’ascenseur, de contacts privilégiés, de familles d’affinités. De cliques, diront certains, qui n’auront pas complètement tort. » Rien de bien nouveau, ajouterions-nous. Elle continue l’épluchage et là, ça devient plus intéressant. Elle parle du jeunisme. « On veut des jeunes car, c’est bien connu, les jeunes pensent jeune, parlent jeune. Ils en auraient le monopole, et on veut s’adresser à eux pour sauver les médias en crise. »
Plus fascinant est le lien qu’elle établit entre le jeunisme et « l’obsession de la pureté qui s’est emparée du corps social » et qu’on retrouve chez les nouveaux censeurs, à la fois membres des médias et militants de la société civile. Nous y reviendrons plus loin.
À propos du jeunisme et de la pureté, Bazzo cite des propos intéressants de Franz Kafka sur « la fragilité de la jeunesse, son besoin de se protéger de la contradiction, de la complexité, de la nuance, de toutes ces impuretés qui sont la trame de la vie réelle et qui apparaissent comme autant de menaces à l’intégrité de l’être jeune ». Il en résulterait, selon Kafka, « une crispation qui défigure, une sorte de laideur qui envahit tout ». À méditer.
Opinion et humour
Mais revenons sur le plancher des vaches, le plateau de télévision ou plutôt les pages des journaux. C’est de là, selon Bazzo, qu’est venue, il y a une vingtaine d’années, « la maladie de l’opinion à tout vent », cette « pathologie du journalisme ». Une évidente économie pour les patrons de la presse écrite. Beaucoup de chroniqueurs donc, aujourd’hui dans les médias, dont aucun n’est étincelant comme les Pierre Foglia d’antan, parce ces derniers étaient soutenus par un solide fonds journalistique.
Puis, il y a l’humour, « le petit frère de l’opinion », « l’aristocratie du showbiz québécois » et « le vecteur principal par lequel s’exprime la culture d’ici depuis dix ou quinze ans ». À preuve : l’émission phare de la télé publique Tout le monde en parle est animée par deux humoristes qui en invitent toujours un ou deux par émission. « L’injonction d’être drôle prévaut à la radio comme à la télé et dans la société en général », constate Bazzo. « Une trop longue entrevue ennuiera, une réponse sans plaisanterie inquiètera. »
Comment en sommes-nous arrivés là ? Bazzo met son chapeau de sociologue. Deux événements sont identifiés. Premièrement, la chute du mur de Berlin en 1989 qui, avec la disparition de l’opposition Est-Ouest, de l’antagonisme communisme-capitalisme, a conduit à une redéfinition de la culture populaire. La politique a été remplacée par le quotidien, l’intime, l’interpersonnel.
Autre événement : le référendum de 1995. Encore là, repli du collectif et du politique vers les sphères de l’intime. « Les humoristes de cette période se mettent à parler au ‘‘je’’ de situations personnelles, de leurs relations interpersonnelles, de leur couple, ce qui nous change des propos des chanteurs engagés, figure artistique qui avait marqué la scène québécoise pendant une très longue génération. »
Réseaux sociaux et bien-pensance
Poursuivons avec Bazzo l’épluchage. Arrive une formidable machine à produire de l’opinion sans tenir compte des faits : les réseaux sociaux. La pensée critique fout le camp, car elle se base sur des faits. Auparavant, « le fact-checking s’exerçait en coulisse pour valider les faits AVANT publication. Aujourd’hui, il se fait au grand jour APRÈS publication, puisque plus grand monde ne semble se donner la peine de vérifier les données en amont ».
Chacun voit dans les réseaux sociaux un lieu de liberté, un espace d’expression décomplexé, personnel, alors que nous sommes manipulés par les algorithmes du GAFAM qui « nous imposent des opinions qui ressemblent aux nôtres et des interlocuteurs qu’on pourrait rencontrer dans notre voisinage idéologique immédiat ». Tout cela dans « un grand simulacre de démocratie ».
Un autre ingrédient toxique, venu des social studies des universités américaines et des universités anglophones avant d’atterrir dans les universités francophones, les réseaux sociaux et les grands médias : la bien-pensance. Bazzo la décrit ainsi :
« Par bien-pensance, j’entends la posture de supériorité idéologique mâtinée de victimologie qui est celle de nombreux groupes se décrivant comme minoritaires. Ce n’est pas qu’une posture intellectuelle; c’est tout un arsenal idéologique avec agenda, institutions, départements universitaires aux discours militants, subsides gouvernementaux bien juteux. Il existe un marché lucratif pour la bien-pensance. On peut y faire carrière aussi bien dans l’édition que dans la bureaucratie et l’administration culturelle, en politique, et dans les médias évidemment. Elle a ses haut-parleurs, ses prêtres et ses prêtresses, ses élus, ses vedettes spontanées. »
Bien-pensance et réseaux sociaux sont « les nouveaux habits de l’intimidation généralisée, ceux de l’apparence et des likes, dans une société qui, pourtant, condamne vertueusement le bullying ». Et les médias traditionnels sont entrés dans la danse. « Les réseaux sociaux ont non seulement bouleversé la manière dont fonctionnent les médias, mais en ont aussi transformé les acteurs. Ils redéfinissent la façon dont les médias opèrent et dont nous recevons l’information, reconfigurent la perception que les gens ont des médias et les journalistes d’eux-mêmes. »
Bazzo avoue avoir été victime de la bien-pensance dans les médias traditionnels. Elle raconte : « J’ai moi-même goûté à cette médecine il y a quatre ans, sur la question délicate – mais pas tant que ça – du féminisme. » À l’occasion de la Journée internationale de la femme, elle avait signé un édito sur BazzoMag intitulé : « Je ne suis pas féministe ». Le titre était volontairement provocateur. Elle critiquait les étiquettes, mais le contenu était féministe.
« J’ai été littéralement convoquée au Télé-journal de Céline Galipeau, à Radio-Canada, et sommé de m’expliquer. Céline Galipeau, conservant à grand-peine sa neutralité ce soir-là, était flanquée de deux féministes officielles dans le rôle d’exécutantes : la sentencieuse Francine Pelletier, tendance féminisme classique, plus revêche que jamais, et Cathy Wong, brillante jeune politicienne montréalaise qui incarne le nouveau féminisme intersectionnel. On ne me laisserait pas parler si facilement, ai-je compris. Ce n’était pas à une discussion que j’étais invitée ni à un débat, mais à un tribunal : comment avais-je osé ? »
Bazzo pose la question : Pourquoi le phénomène de la bien-pensance et son appareil de mots piégés (N-word, etc.), et la nouvelle fracture diversitaire-identitaire ont-ils « fleuri si fortement et rapidement au Québec »? La sociologue puise dans le catalogue des « cordes sensibles » des Québécois une première explication : la culpabilité.
« L’appareil idéologique des tenants de la diversité joue beaucoup sur la culpabilité (celle des oppresseurs) et sur la victimologie (celle des opprimés). La majorité se sent coupable d’opprimer les minorités, d’autant qu’elle sait la souffrance du minoritaire. »
Elle cite l’exemple de SLAV, le spectacle d’hommage aux chants d’esclaves, conçu par Betty Bonifassi et mis en scène par Robert Lepage, conspué par des militants et interdit par le Festival international de jazz sous la pression de groupes de jeunes anglophones de Concordia, en vertu de son « illégitimité », de l’appropriation culturelle dont il faisait preuve. Elle en tire la conclusion suivante : « La logique post-SLAV est désormais la suivante : si tu n’es pas une victime, tu es un agresseur. Tu ne sais pas de quoi tu parles, alors ta yeule ! »
Présentisme et méconnaissance du territoire
Puis, en plus de la culpabilité, elle nous soumet une deuxième hypothèse : « Notre hantise du retard. » Nous nous jetterions « à corps perdu dans les signes extérieurs du progrès social pour être bien certains de ne plus jamais être en retard, de ne plus jamais devoir activer le mode rattrapage ». Cela nous donne le présentisme, soit le refus du passé, mais aussi de l’avenir. À cet égard, elle relate une anecdote particulièrement savoureuse : « À une station de radio privée, une chroniqueuse culturelle à qui on racontait qu’un film s’inspirait peut-être d’un autre des années 1970 a répondu, péremptoire : ‘‘Bof, je n’étais même pas née.’’ Entendre : ‘‘Tout ce qui s’est passé avant ma naissance est inutile’’. »
Oblitération du passé, désintérêt pour l’avenir, mais également méconnaissance du territoire. Elle cite le grand géographe Louis-Edmond Hamelin : « Je pense que nous n’avons jamais eu conscience du territoire. C’est ça le problème : le Québec n’est pas vis-à-vis de lui-même sur les questions territoriales. Le Québec ne se connaît pas. Rien ne peut être plus grave. C’est fondamental et pas abstrait du tout. » Hamelin renchérit : « La première des ouvertures à la diversité serait de montrer à tous, Québécois de souche comme nouveaux venus, la complexité et la grandeur de ce territoire. »
Comment se sortir de ce foutoir ? Marie-France Bazzo y va d’une intéressante série de propositions pour les médias à la fin de son livre (Checklist 3 : Choses à faire si j’étais directrice de programmation d’une chaîne publique). Mais on sent que ce qui tient vraiment à cœur à l’ex-animatrice d’Indicatif présent serait la tenue de véritables débats dans les médias sur les grands enjeux sociétaux. Elle déplore le choix actuel qui nous est offert entre deux types de débats : le consensuel et le polarisé.
« Nous ne voulons pas déplaire, faire de la peine à l’autre, le forcer à se retrancher dans ses quartiers ultimes. S’il y a un point commun à mettre en évidence, c’est certain qu’on le trouvera! C’est la force du consensus. »
Selon elle, le polarisé est aussi contre-productif avec des interlocuteurs si campés dans des positions extrêmes que leur rencontre est impossible. « Toute une gamme d’arguments nécessaires au débat, toutes les nuances de gris entre le blanc et le noir sont esquivées, alors que la possibilité de faire avancer les positions se trouve justement dans la discussion et l’écoute. »
Son message sera-t-il entendu? Un premier indice serait le sérieux avec lequel les médias vont traiter (et débattre) de Nous méritons mieux. Repenser les médias au Québec (Boréal, 2020).
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