Une politique de collaboration canadienne sur le numérique

2020/12/08 | Par Mireille Bonin

L’auteure est membre de Voix citoyenne et Des Universitaires

La montée du numérique et de ses impacts sur nos territoires et sur nos vies sont devenus une source d’inquiétude et d’engagement citoyen, non seulement pour faire connaître divers points de vue, mais aussi pour que des décisions soient prises au niveau législatif afin de protéger les Canadiennes et les Canadiens de l’invasion numérique sur nos vies privées et sur notre environnement.

 

Les dangers du numérique

Une des sources d’inquiétude est la concentration du pouvoir des grands monopoles privés du numérique entre les mains d’entreprises américaines, les fameuses GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple). À titre d’exemple nous avons été troublés de suivre l’expérience des citoyens de Toronto  qui se sont battus à partir de 2017 pour éviter que Sidewalk Labs - une entreprise reliée à Google - prenne le contrôle à la fois du projet de « ville intelligente » sur leur Waterfront et des données prises sur ce territoire [1].  Ce projet illustre l’accaparement d’un territoire par une multinationale étrangère qui n’est pas redevable des impacts environnementaux et sociaux qu’elle occasionne. Elle peut installer ses capteurs et ses caméras où bon lui semble pour mettre en place l’internet des objets, ce que les citoyens de Toronto ont pourtant considéré comme superflu. Elle peut aussi prendre des données personnelles d’individus sans leur consentement et dont elle pourra se servir à son compte sans compensation.

Les mêmes craintes s’étendent aux équipementiers de la cinquième génération du numérique, la 5G. Foncer tête baissée dans cette technologie sans réflexion nous conduit à poursuivre l’accroissement de notre empreinte matérielle pour son installation et à celui de la consommation énergétique pour son utilisation. Et ce, alors que le Québec et le Canada, parmi les plus gros consommateurs au monde de ressources et d’énergie, devraient plutôt en réduire leur consommation.

 

La philosophie de la détente

Le développement du numérique devrait nous laisser le temps de réfléchir globalement aux choix politiques qui devront être pris, de manière inclusive, car celui-ci révolutionne nos rapports sociaux tout en prenant plus de place sur nos territoires. Pourtant, les décisions ont été prises sans l’apport citoyen et sans notre consentement alors qu’un de ses grands enjeux est au cœur de nos valeurs profondes : celui du respect de la vie privée.

Avec la crise sanitaire que nous vivons présentement, nous avons vécu les exigences d’une  grande collaboration entre tous les acteurs de la société pour répondre à un enjeu plus grand que nous.

De même, l’histoire de la philosophie politique nous enseigne l’importance de la collaboration. L’auteur Barry Gewen [2], laisse entrevoir une voie de collaboration possible pour régler des conflits entre différentes nations et différentes idéologies.

Cette philosophie est celle de la « détente » pratiquée à partir de la deuxième guerre mondiale. Elle vise à comprendre les divers intérêts des parties à un conflit et leurs intérêts communs sur lesquels fonder une discussion constructive. Il s’agit de favoriser la voie diplomatique et faire des compromis pour régler les litiges.

Mieux, Henry Kissinger lui-même nous offre en 2018 ses derniers enseignements quant à la crainte de voir le pouvoir politique se restreindre à l’analyse de masses de données sans âme et où il n’y a aucune place pour gérer la complexité des rapports sociaux [3] autrement que par le cumulatif de données. Il démontre combien demeure pertinente la philosophie politique et combien il est important de se demander si nous voulons vraiment que l’artificiel vienne supplanter le jugement, le sens des responsabilités, le sens politique et les connaissances de l’histoire des hommes et des femmes d’État.

 

Pour une philosophie de la détente au Canada

Le gouvernement du Canada a appliqué récemment et avec beaucoup de doigté cette politique de la détente dans nos rapports avec les États-Unis pour négocier un nouvel accord de l’ALENA. Elle a même percolé au début des années 2000 dans la fonction publique fédérale où les fonctionnaires ont été formés à la négociation dite « gagnant-gagnant » (win-win).

Pourquoi alors ne pourrions-nous pas au Canada, généraliser cette philosophie de la détente dans nos rapports intérieurs pour prendre une position législative dans le domaine du numérique pour que notre position devienne claire à la fois pour nous-mêmes et pour ceux avec qui nous devons nous entendre au niveau géopolitique?

Car d’un point de vue citoyen, un gouvernement doit réfléchir à l’impact de ses décisions. Dans le cas du numérique, il s’agit des impacts sociaux et environnementaux du déploiement de nouvelles technologies et d’examiner une question légitime : un tel développement est-il prématuré, voire nécessaire et souhaitable ? Le gouvernement doit aussi « occuper » sa souveraineté en l’exerçant, c’est à dire en adoptant des lois qu’il peut contrôler, s’il ne veut laisser échapper son pouvoir entre les mains de multinationales étrangères dont les intérêts nationaux diffèrent des nôtres. Ceci est un pouvoir aussi important que celui d’occuper un territoire pour protéger ses frontières.

Une législation serait donc nécessaire pour répondre à nos principales inquiétudes : demeurer propriétaire de la collecte de données prises sans notre consentement ; disposer de recours pour protéger notre vie privée ; ancrer les valeurs canadiennes au regard de l’innovation numérique ; et conserver la propriété intellectuelle de la recherche et du développement faits au Canada.

Considérant qu’il y a présentement à la Chambre des Communes un gouvernement minoritaire libéral et trois partis d’opposition, reflétant quatre grands courants de pensée politique représentatifs de l’opinion publique au Canada, la conjoncture est idéale pour une collaboration sur un sujet de fond comme l’est celui du numérique. La Chambre des Communes pourrait prendre exemple sur la remarquable collaboration entre les différents partis de l’Assemblée nationale du Québec qui ont su développer ensemble la Loi concernant les soins de fin de vie, un modèle pour tout le pays.

La valeur ajoutée d’une législation canadienne sur le numérique nous permettrait de faire connaître officiellement notre position avec une loi claire qui informe les grandes puissances politiques et numériques des valeurs que sous-tendent nos lois. Ces puissances ont quand même ceci en commun, peu importe leur idéologie politique, qu’elles respectent la primauté du droit (Rule of Law) qu’elles soient occidentales ou asiatiques, ou à tout le moins la valeur que nous lui accordons. Ce serait là une entrée canadienne dans la dynamique politique du numérique de nos années 20.   

Références :

[1] Josh O’Kane, Waterfront Toronto’s digital panel says it is not confident all of Sidewalk Labs’s data collection would be justified, 26 février 2020 https://www.theglobeandmail.com/business/article-waterfront-torontos-digital-panel-says-it-is-not-confident-all-of/

[2] Barry Gewen, The inevitability of Tragedy Henry Kissinger and his world (2020) W.W.Norton & Company, 426p.

[3] Henry A. Kissinger, How the Enlightement Ends, The Atlantic (2018)