Un suicide linguistique

2021/02/08 | Par André Binette

Nous sommes collectivement en train de commettre un suicide linguistique. Le gouvernement du Québec finance à même nos impôts l’anglicisation massive et à haute vitesse du Québec dans ses principaux secteurs de responsabilité que sont l’éducation et la santé. IL n’est pas encore tout à fait trop tard, mais notre classe politique vit dans un déni complet et une profonde inconscience.  Tel est le constat implacable et rigoureusement démontré d’une situation alarmante par une plume d’exception, celle de Frédéric Lacroix.

Cet ouvrage très remarquable et incontournable est attendu depuis plus d’un quart de siècle. Après les travaux essentiels de quelques pionniers tels que Charles Castonguay et quelques démographes, il s’agit du premier bilan exhaustif de la mise en œuvre de la Charte de la langue française et de ses lacunes profondes.  Une Charte qui, comme la nostalgie, n’est plus du tout ce qu’elle a été, tellement elle a été réécrite par ceux, juges fédéraux ou législateurs québécois, qui ont voulu la défigurer. Ses auteurs, dont Guy Rocher est toujours parmi nous, n’y reconnaîtraient plus leur intention initiale. Pire, même si elle avait été respectée intégralement, elle ne suffirait pas parce qu’elle a été rédigée dans l’esprit d’un État indépendant qui méconnaissait les entraves de la Constitution canadienne, notamment les pouvoirs fédéraux sur l’immigration, l’enseignement supérieur et la culture.

Camille Laurin, ce grand Québécois, a dit au sujet de cette Charte adoptée en 1977 dont il a été le père :

« Je ne voulais pas une loi ordinaire, mais une loi qui s’inscrive dans l’Histoire, qui en reprenne le fil pour réparer toutes les blessures, toutes les pertes subies par suite de l’occupation militaire, économique et politique. Je voulais faire une loi qui répare, qui redresse et redonne confiance, fierté et estime de soi à un peuple qui tenait à sa langue, mais qui était devenu résigné et passif. » (à la p. 17 de l’ouvrage recensé).

On pourrait dire qu’après le passage des gouvernements Lévesque et Parizeau, deux échecs référendaires, le rapatriement de la Constitution sans le consentement du Québec, l’adoption d’une Charte canadienne des droits dont la clause scolaire est directement calquée sur la loi 101 pour la neutraliser (ce qui n’a jamais été vu dans une constitution), et le déclin du Parti Québécois amorcé par Lucien Bouchard qui prônait la bonne entente avec la minorité dominante anglophone trop heureuse de continuer à bénéficier de ses privilèges abusifs, le peuple québécois tend à nouveau à être résigné et passif. Les quelques succès notables, mais partiels et fragiles, de la Charte de la langue française en matière de langue de travail et de scolarisation en français des enfants des immigrants sont très loin d’avoir assuré la sécurité et l’épanouissement de la langue et de la culture de la majorité des Québécois(e)s. Après la victoire historique que fut son adoption, nous nous sommes assoupis.

L’élément nouveau et majeur qui se dégage de l’essai de Frédéric Lacroix est que le pire est le fait de l’Assemblée nationale et des gouvernement successifs du Québec, qu’ils aient été péquistes, libéraux ou maintenant caquiste (dans ce dernier cas, jusqu’à preuve du contraire). Tous ont agi en colonisés, ce qui signifie que nous Québécois qui les portons au pouvoir, le sommes également. Pour ce qui est de notre dérive vers l’assimilation, nous devons d’abord nous en prendre à nous-mêmes.

IL est indéniable que le meilleur moyen de protéger la langue française au Québec est l’indépendance, en raison de l’hostilité latente et permanente envers la nation québécoise qui est inscrite dans l’ADN de la nation canadienne et de sa Constitution qui nous a été imposée. Après le génocide culturel des francophones hors-Québec placées sous un respirateur artificiel jusqu’à la fin de leur existence, la seule entente fondamentale et respectueuse entre ces deux nations, en matière linguistique et culturelle comme en toute autre matière, sera internationale entre deux États souverains. IL est indéniable également, que par son pouvoir de dépenser et ses autres attributions, l’État fédéral s’est employé à affaiblir le français au Québec comme il l’a fait ou laissé faire ailleurs, même s’il a aussi posé des gestes positifs en créant Radio-Canada, l’Office national du film ou le Conseil des Arts. 

Mais il est tout aussi indéniable que la Constitution de la nation canadienne laisse une certaine autonomie au Québec, et qu’en ce domaine vital cette autonomie a été généralement utilisée à fort mauvais escient. Il est caractéristique d’un peuple colonisé qu’il n’ose pas s’en prendre aux rouages majeurs du système qui le domine. La première des mesures élémentaires à prendre d’urgence, chiffres frappants et irréfutables à l’appui, est d’appliquer la loi 101 aux Cégeps, mais la tasse de café est trop forte pour nos parlementaires très provinciaux, même quand ils se disent souverainistes, parce qu’ils croient dur comme fer qu’à l’âge du numérique et de la mondialisation, il est normal et inévitable d’appeler son enfant francophone Travis ou Jennifer et que leurs enfants les plus brillants soient formés en anglais après l’école secondaire.

« Le recul du français au Québec n’est pas inéluctable : ce n’est ni un mouvement de l’histoire ni une conséquence de la mondialisation. C’est le résultat de choix juridiques, politiques et budgétaires qui ont été faits (et qui sont faits encore aujourd’hui) par les gouvernements du Canada et du Québec. » (p. 16)

Tous savent que le réseau des institutions anglophones à Montréal est particulièrement étendu. Il est celui d’une minorité qui est un prolongement d’une nation dominante et qui profite d’avantages excessifs, inéquitables et structurels. L’auteur nous apporte ici l’idée éclairante de surcomplétude institutionnelle. Ce réseau d’institutions est beaucoup plus grand que nécessaire parce qu’il dépasse de très loin les besoins objectifs et le poids démographique des effectifs par langue maternelle de la minorité dominante au Québec. En ce qui concerne l’éducation, ce réseau a pour fonction d’attirer les enfants de la moitié des immigrants dès qu’ils échappent à l’emprise de la Charte de la langue française et qu’ils retrouvent le libre choix. Le réseau d’enseignement post-secondaire en anglais draine aussi certains des éléments les plus talentueux et ambitieux de la majorité francophone ainsi que la part du lion des étudiants étrangers, ce qui inclut les étudiants canadiens. C’est ce qui fait que les Cégeps anglophones sont en expansion explosive, que les Cégeps francophones de Montréal dépérissent, et qu’ailleurs ils offrent de plus en plus de cours en anglais. Or on sait que c’est à l’âge du jeune adulte, l’âge de la fréquentation du Cégep, que se fait le plus souvent le basculement définitif vers la culture anglophone. Après, la carrière, la pensée et les choix culturels risquent de se faire en anglais. Et tout cela est financé allègrement par le contribuable francophone par l’entremise de son ministère de l’Éducation, un puissant assimilateur qui force nos enfants à apprendre l’anglais dès la première année pour leur faire comprendre très tôt que c’est la langue qui compte, et qui subventionne les établissements d’enseignement en fonction du nombre d’étudiants sans égard à l’origine.  

La même chose se reproduit au niveau universitaire, avec la circonstance aggravante que le financement fédéral de la recherche a promu l’idéologie canadienne, sur le plan du droit constitutionnel notamment, ce qui conduit à l’autodénigrement de notre nation par des programmes de recherche conçus et financés par Ottawa dont les carrières universitaires font leurs choux gras. Une université anglophone de calibre mondial, l’Université McGill, concurrence sans merci une université francophone qui pourrait l’être, l’Université de Montréal, si elle disposait d’armes égales. Et l’UQAM fait les frais des avantages de Concordia. On consent aux deux universités anglophones la moitié du mont Royal et du centre-ville. Le gouvernement du Québec se dit nationaliste et autonomiste et il souscrit en même temps à l’accélération de la dynamique assimilatrice.

On sait que dans le secteur de l’immigration, le spectacle est encore plus désolant. Nous avons là l’excuse des pouvoirs fédéraux, et du but historique de la nation canadienne de noyer le fait français par l’apport étranger. Mais là encore nous avons baissé les bras depuis qu’un gouvernement du Parti Québécois a fermé les COFI, ces centres d’enseignement de la langue française aux nouveaux venus. Ça, ce n’est pas se tirer au pied, c’est viser son propre cœur.

Proportionnellement, le Québec accepte plus d’immigrants que les États-Unis ou la France. La ville de Laval s’est anglicisée à vue d’œil et Longueuil est en train de suivre. Il est démontré qu’au-delà de 20% de citoyens de la minorité dominante, une circonscription électorale choisira presque toujours un député libéral (p. 249). Nous sommes en train de perdre l’île de Montréal et par la suite le déclin démographique de la majorité francophone dans l’ensemble du Québec s’amplifiera brutalement dans les toutes prochaines années. Nous avons tout fait pour programmer de manière saisissante notre propre disparition. Cela me fait penser à cet ancien ministre libéral provincial, Christos Sirros, qui avait dit après le 30 octobre 1995 : « C’est la dernière fois qu’ils seront assez nombreux pour nous faire peur. »

« La vaste majorité des immigrants ne subissent aucune mesure de francisation obligatoire en s’établissant au Québec. Ils sont alors libres de se ranger du côté anglophone ou francophone, selon leur connaissance du français ou de l’anglais avant leur arrivée au Québec. Il en est ainsi car, en réalité, le Québec est un État quasi intégralement bilingue qui offre, comme le Canada, le choix du français ou de l’anglais comme langue d’intégration. » (p. 248)

Dans le secteur de la santé, non seulement la minorité dominante est-elle encore trop bien servie par des institutions qui dépassent de loin ses besoins réels, mais c’est l’apartheid linguistique qui domine selon la logique de la loi fédérale sur les langues officielles plutôt que celle de la loi 101. Selon la loi québécoise sur les soins de santé, les services doivent être fournis en anglais là où le nombre le justifie comme dans la loi fédérale, et le choix de la langue est laissé à chacun.  Il n’y a aucune volonté législative dans le secteur de la santé de faire du français la langue normale du travail et des services publics comme dans la Charte de la langue française. Ce qui fait que nous avons deux méga-hôpitaux à Montréal qui dédoublent les services inutilement, alors que la construction du méga-hôpital anglophone a été entourée de l’un des plus grands scandales financiers de l’histoire canadienne qui a mis nos impôts au travail. Ce qui fait aussi qu’au Saguenay-Lac-Saint-Jean, où la population est à 1% anglophone, il faut que 25% des effectifs soient bilingues, au cas où un touriste américain se briserait la jambe. Ce qui fait enfin qu’il y a une telle demande d’employés dans le secteur anglophone de la santé que de nombreux francophones y font carrière aux frais de l’ensemble des Québécois. Peu de peuples se laissent autant avoir aussi longtemps.

La démission, la résignation et l’inconscience de nos hommes et de nos femmes politiques pendant plusieurs décennies ont eu un effet désastreux. On peut encore redresser la situation, mais il faut agir vite, bien et résolument. La bataille politique sera aussi virulente, sinon davantage, que pour l’adoption de la Charte de la langue française dans sa version d’origine ou de la Loi sur la laïcité de l’État.

« Avec le recul accéléré du français qui a pris racine dans les quinze dernières années, toute la région de Montréal est en train de basculer dans une dynamique linguistique de type hors Québec. En 2036, la proportion de francophones au Québec sera de 69%. Il sera alors bien tard pour agir. L’inertie inhérente aux phénomènes démographiques nous enseigne que, pour espérer modifier une trajectoire démographique, ne serait-ce que légèrement, il faut agir le plus tôt possible et de façon très forte. » (p. 249)

Nous devons maintenant nous battre pour survivre. Il est minuit moins une seconde. La Conquête continue de produire ses effets chaque jour. La mère de toutes les crises linguistiques approche à grands pas. À l’Assemblée nationale, on dort à poings fermés comme des nourrissons innocents.