Le consentement royal

2021/02/12 | Par André Binette

L’auteur est constitutionnaliste

L’un des plus grands journaux du monde, le quotidien britannique The Guardian, mène depuis plusieurs années une campagne de longue haleine pour l’abolition de la monarchie au Royaume-Uni. Il révélait, il y a quelques jours, l’existence continue d’un privilège royal obscur et médiéval, la nécessité d’obtenir le consentement royal dans certains cas au dépôt en première lecture d’un projet de loi au Parlement. Sa Majesté aurait exercé ce privilège au cours de son très long règne pour dissimuler l’étendue de sa richesse et protéger les intérêts financiers et juridiques de sa famille.

Rappelons que ce privilège n’a rien à voir avec la sanction royale, qui intervient APRÈS l’adoption d’un projet de loi et le transforme, par la signature de la Reine ou de son représentant, en loi britannique, canadienne ou québécoise. La sanction royale n’a rien de folklorique ou symbolique; elle est au cœur du fonctionnement de l’État canadien et des provinces qui sont une expression et un prolongement de la Constitution britannique. Le consentement royal est d’une toute autre nature; il est particulièrement anti-démocratique puisqu’il permet à la Couronne de modifier des projets de loi à son avantage AVANT qu’ils soient soumis à un débat parlementaire et public.

The Guardian révélait en même temps que la Couronne milliardaire reçoit des millions de livres britanniques en subventions des contribuables pour ses terres agricoles très étendues (avant le Brexit, ces subventions provenaient peut-être de l’Union européenne dont la politique agricole est très généreuse pour les propriétaires terriens). Il révélait aussi que la Couronne est propriétaire à titre privé d’une bande de trois milles marins au large des côtes du Royaume-Uni, ce qui lui permet de tirer des centaines de millions additionnels des droits qu’elle accorde à sa discrétion pour l’énergie éolienne et l’exploration pétrolière. On savait déjà que les îles de la Manche au large des côtes françaises, qui sont un paradis fiscal majeur, appartiennent elles aussi au domaine privé de Sa Majesté, qu’elles ne font  pas partie du Royaume-Uni, et qu’Élizabeth II n’y porte pas le titre de Reine mais de duc de Normandie (non féminisé), un titre disparu en France qui remonte à Guillaume le Conquérant, le descendant des Vikings dont la statue se trouve à Rouen et qui a conquis l’Angleterre en 1066 pour y fonder l’État, le Royaume et la Constitution britanniques.  Le domaine privé de la Couronne n’existe heureusement pas dans cette mesure au Canada, mais il s’agit tout de même de notre chef d’État.

Cependant, le privilège du consentement royal existe bel et bien au Canada. Voici ce qu’en dit le guide officiel de la procédure parlementaire à la Chambre des Communes :

« Consentement royal

Dérivé des pratiques britanniques, le consentement royal (à ne pas confondre avec la sanction royale ou la recommandation royale) fait partie des règles et des usages tacites de la Chambre des communes du Canada. Toute mesure législative qui touche les prérogatives, les revenus héréditaires, les biens ou les intérêts de la Couronne exige le consentement royal, qui, au Canada, émane du gouverneur général en sa qualité de représentant du souverain259. Ce consentement est donc nécessaire pour reporter, aliéner ou céder des droits de propriété de la Couronne, ou pour renoncer à l’une de ses prérogatives260. C’est ainsi qu’il a été exigé pour des projets de loi relatifs à des chemins de fer sur lesquels la Couronne avait un droit de servitude261, à des droits de propriété de la Couronne (sur les parcs nationaux, par exemple262), à la saisie-arrêt et à la distraction de pensions263 et à des modifications à la Loi sur l’administration financière264.

Le consentement royal n’est pas requis lorsque le projet de loi vise des biens que la Couronne détient pour ses sujets265. Le consentement de la Couronne ne signifie toutefois pas que celle-ci approuve la teneur du projet de loi, mais simplement qu’elle accepte d’enlever un obstacle à sa progression afin que les deux chambres puissent l’examiner et demander, à terme, la sanction royale266.

Bien que le consentement royal soit souvent donné à l’étape de la deuxième lecture d’un projet de loi267, il peut l’être à n’importe quelle étape précédant l’adoption définitive du projet de loi268. Il peut prendre la forme d’un message spécial269, mais il est habituellement transmis par un ministre270 qui prend la parole à la Chambre pour déclarer : « Son Excellence le (la) gouverneur(e) général(e) a été informé(e) de la teneur de ce projet de loi et consent, dans la mesure où les prérogatives de Sa Majesté sont touchées, à ce que le Parlement étudie le projet de loi et fasse à cet égard ce qu’il juge approprié. » À défaut de consentement préalable, le Président refusera de mettre aux voix la motion portant troisième lecture et adoption271. Si, par mégarde, un projet de loi exigeant le consentement royal devait franchir toutes les étapes au Parlement sans l’avoir obtenu, il faudrait alors déclarer nulles et non avenues les délibérations pertinentes272.

Tiré de https://www.noscommunes.ca/About/ProcedureAndPractice3rdEdition/ch_16_5-f.html .

Voir aussi un débat au Sénat en 2004 sur cette question : https://sencanada.ca/fr/content/sen/chamber/381/journals/015jr_2004-11-17-f .

Selon la procédure officielle du Parlement canadien, il faudrait déclarer nulles des délibérations, ce qui comprend des débats parlementaires et des votes, qui auraient eu lieu si l’obligation de respecter ce consentement n’a pas été respecté. La reine respecte ses sujets canadiens et québécois, mais ils ne doivent pas dépasser les bornes. On ne dispose d’aucune donnée sur la fréquence des occasions où ce privilège abusif a été exercé, ni sur leur objet ou ses conséquences sur la rédaction d’un projet de loi.

Au Québec, on en sait encore moins. On sait seulement qu’un projet de loi à caractère financier doit en principe recevoir l’accord préalable du lieutenant-gouverneur. On ignore si le consentement royal préalable s’étend aussi à d’autres projets de loi de l’Assemblée nationale. Comme me l’écrit mon confrère Marc Chevrier, ce serait là un bon filon pour une enquête des médias.

Par ailleurs, aucune décision des tribunaux n’a porté sur la pratique d’un autre âge du consentement royal. Une telle décision rappellerait sans doute la structure légale de nos parlements. Sur le plan constitutionnel, les députés ne sont pas seuls au Parlement. Le Parlement canadien est juridiquement constitué de Sa Majesté, du Sénat et de la Chambre des communes, dans cet ordre protocolaire de haut en bas à partir de la souveraineté royale, puisque la souveraineté du peuple n’existe pas dans une constitution de type britannique. De même, le Parlement du Québec est formé par Sa Majesté, représentée par le lieutenant-gouverneur, et les députés qui forment l’Assemblée nationale. Notre structure parlementaire est hautement colonisée et indigne d’une nation qui se respecte et s’autodétermine.

Le consentement royal est là pour nous le rappeler.