J’ai entendu de mes collègues pleurer dans la salle des profs

2021/02/18 | Par Orian Dorais

Il y a quelques semaines, je faisais paraitre un article, dans l’aut’journal, dans lequel je m’intéressais aux conditions de travail des employés de la fonction publique, dans le contexte de la pandémie. Plus précisément, je me questionnais sur le lien entre le mépris gouvernemental face aux revendications syndicales et l’augmentation des cas de COVID. J’ai décidé de poursuivre la réflexion sur les conditions en temps de pandémie, et de contacter Laurent (prénom fictif), un de mes amis qui enseigne dans une école secondaire en banlieue de Montréal, depuis des années, et qui s’intéresse aux questions syndicales. Je me suis entretenu avec lui des difficultés et des revendications actuelles dans le secteur de l’éducation. Le moins que je puisse dire est que la situation est pire que je ne le pensais.

O. : J’aurais envie, d’abord, de te demander, tout bêtement, comment les derniers mois se sont passés pour vous, les profs ?

L. : Bien, je sais qu’on parle beaucoup de la COVID, c’est normal, mais je ne te cacherai pas qu’il y a une autre épidémie dans le secteur de l’éducation, qui, elle est liée directement à nos conditions. C’est une épidémie de « burnout ». Depuis le début de ma carrière, je n’ai jamais vu autant de profs en arrêt de travail ou au bord de l’épuisement professionnel. Sérieusement, à l’automne, j’ai entendu de mes collègues pleurer dans la salle des profs. Au Québec, on dit souvent que l’éducation c’est notre priorité numéro un, mais est-ce que c’est normal de voir des professionnels de l’éducation pleurer au travail !?!

À part ça, nous, on est devenus profs pour le contact humain. Est-ce qu’on a envie de passer des semaines à apprendre comment marchent Zoom et Teams pour pouvoir, au final, donner un monologue devant un écran ?  Il y  a des profs plus âgés, à deux ou trois ans de la retraite, obligés de se débattre avec ces applications-là. Ces profs, ils ont trente, parfois trente-cinq ans de carrière derrière la cravate, on ne peut même pas les fêter quand ils partent. Donc, tu veux savoir comment c’est depuis quelques mois, c’est épuisant. En plus, faut gérer avec les improvisations de notre Sinistre de l’Éducation (rire).

O. : Qu’est-ce que tu veux dire, « les improvisations » ?

L. : Je veux dire que Roberge, par exemple, va décider sans prévenir qu’il va y avoir deux bulletins au lieu de trois, donc on doit changer notre planification au complet. Ensuite, il décide que le premier bulletin va être remis des semaines après la première date prévue.

Il faut encore changer la planification. Il y a de quoi devenir fou ! Pour beaucoup de profs, ces changements brusques ont été la goutte qui a fait déborder le vase.

En plus, au printemps, il a eu la brillante idée de déclarer que les profs étaient en « vacances ». Le mot « vacances » a donné l’impression que les profs sont restés assis à ne rien faire pendant toute la première vague, ce qui est clairement faux.

On a l’impression de ne pas être entendu par le Ministère, ou de l’être sur le tard. Au début de l’automne, on a demandé de repousser un peu la rentrée, pour nous donner quelques jours de préparation supplémentaire. Roberge a fini par nous écouter… au milieu de l’automne, et a décrété de nouvelles journées pédagogiques. Rendu là, les pédagogiques venaient compliquer la tâche de certains enseignants qui se voyaient perdre des périodes avec leurs élèves pour réaliser leurs évaluations.

Dans les commissions scolaires, c’est aussi difficile,  il y a de l’argent et, pour une fois,  on cherche à recruter des nouveaux profs, mais personne ne veut se présenter tellement tout semble étourdissant. Les commissions doivent maintenant réaffecter des orthopédagogues du primaire pour enseigner le français au secondaire. C’est dire à quel point on manque de monde.

O. : On dirait que tout le système est remonté contre le Ministère…

L. : Ben, le Ministère ne nous écoute pas, ou nous écoute trop tard !  Il comprend vite quand on lui explique longtemps, comme on dit parmi les profs. Au début de l’été,  nos syndicats avaient déjà travaillé sur des solutions pour la rentrée, pour nous rendre la tâche un peu moins pénible ou pour assurer une meilleure sécurité sanitaire. Au Ministère, ils n’ont presque rien retenu de nos propositions.

En ce moment, personne n’est content, ni les profs, ni les directions d’école, ni les administrateurs de commissions scolaires. Pardon, je veux dire de « centres de services ». C’est certain que, dans tout ce monde, il y a des instances plus militantes que d’autres. Mais personne n’est particulièrement joyeux…

D’ailleurs, les profs, on a voté pour cinq jours de grève. On le sait très bien que c’est probablement le pire moment de l’histoire pour faire la grève. Penses-tu que c’est de gaieté de cœur qu’on la fait ? C’est parce que les négociations trainent depuis avant le début de la pandémie. En plus, je m’excuse, mais quand les médias parlent à des représentants syndicaux des enseignants, c’est souvent pour parler du salaire. Donc, les gens ont l’impression que les profs interrompent les cours pour faire une plus grosse paie. Ce n’est pas ça ! On demande une légère augmentation, pour égaler l’inflation et ne pas s’appauvrir chaque année, point. Le reste de nos revendications portent sur nos conditions de travail et chaque amélioration est aussi une amélioration des conditions d’apprentissage de l’élève. Nos grèves sont pas mal désintéressées. On se bat autant pour les élèves que pour nous.

O. : J’ai tellement de beaux souvenirs de mes années passées au secondaire. J’ai peur que  les jeunes aujourd’hui n’en voient jamais les plus beaux aspects... Comment ça se passe pour eux, depuis le début de la pandémie ?

L. : Pas très bien. On manquait déjà de ressources avant la pandémie, imagine maintenant. Presque pas de profs ressources, les élèves se retrouvent sans soutien. Il arrive que des jeunes me remettent des copies complètement blanches. Pour eux, ça représente un mécanisme de défense psychologique, mieux vaut ne rien remettre du tout que d’essayer et d’échouer.

Ils n’échouent pas parce qu’ils sont ignorants, mais parce qu’ils sont dépassés. J’ai plusieurs élèves qui auraient peut-être dû redoubler au primaire, mais le redoublement coute cher et est parfois une mesure incomprise ou mal perçue par les parents. Donc les élèves en difficulté arrivent dans le contexte pandémique, où ils auraient besoin de plus d’aide qu’à l’habitude, avec moins d’aide. Ils perdent toute leur motivation.

En plus, une des fiertés de l’école où je travaille était de permettre aux gens issus différents programmes – art, sport, international – de se mélanger. Maintenant, avec le système des bulles, c’est impossible. Toute la mixité sociale en pâtit. À titre d’exemple, il est possible dans un groupe «régulier», d’avoir plus de la moitié des élèves qui sont soit des nouveaux arrivants en processus de francisation, soit ayant un trouble d’apprentissage/de comportement ou encore ayant une côte d’élève en difficulté d’adaptation. Je suis très en faveur de l’intégration, mais je ne peux pas avoir quinze élèves qui auraient tous besoin d’un suivi particulier. Il faut plus de ressources et des classes plus petites. Ça fait longtemps qu’on le dit. Améliorer les salaires et les conditions de travail permettrait aussi de recruter plus facilement des nouveaux profs ! Chaque pas vers des meilleures conditions faciliterait le suivant et tout le monde en profiterait.

O. : J’imagine que ce n’est pas ce qui se passe en ce moment…

P. : En ce moment, on laisse les jeunes se décourager dans des classes à moitié en virtuel. Les gens  ne réalisent jamais qu’investir dans les jeunes ce n’est pas une dépense inutile, ça va toujours rapporter, si c’est bien fait. En ce moment, ce n’est pas bien fait, on dépense assez sur le système d’éducation pour s’endetter, mais pas assez pour que le système soit humain et que les jeunes réalisent leur plein potentiel. Dans ces conditions-là, oui, l’argent est gaspillé.

O. : Pour finir, pourrais-tu me dire ce que tu voudrais que la population sache sur le secteur de l’éducation en ce moment ?

P. : Collectivement, on banalise le sujet de l’éducation, même si à chaque élection on fait semblant de s’en soucier. On banalise le fait que ça change des vies. Oui, c’est un problème de gestion et de politique, mais c’est surtout en train de devenir un grave problème de société. Pour corriger la situation, il faudrait que les gens nous écoutent.

Les Québécois vont écouter les diagnostics des médecins, ou même les conseils du garagiste sur comment gérer leur voiture, sans poser de questions. Pourquoi ne pas écouter les professeurs ? Ça vaut autant pour les politiciens que pour les parents. Aujourd’hui, on ne sent aucune réception de la part de certains parents. Parfois, quand un enfant a une mauvaise note, c’est le professeur qui se fait engueuler. Les gens pensent que nous avons des vacances payées – que nous n’avons pas réellement –, ils regardent notre fonds de pension et notre salaire pas trop mauvais, donc plusieurs nous perçoivent comme des profiteurs jamais satisfaits.

Mais c’est rare les enseignants qui se lèvent un matin en disant « moi, je suis là pour l’argent, les vacances et écoeurer les élèves, plus leurs parents. » Il n’y a personne qui va faire quatre ans d’un baccalauréat dispendieux et endurer des conditions comme ça juste pour le « plaisir » d’achaler des gens, pour une paie ordinaire et pour des soi-disant vacances. Je le répète, il faut écouter les enseignants. Quand on dit que les conditions sont épouvantables, c’est vrai. Quand on évalue qu’un élève devrait reprendre son année ou que son comportement n’a pas été des plus appropriés, c’est parce qu’on pense vraiment que c’est le mieux pour lui. Mon message, au fond c’est rien que ça, faites nous donc confiance, on est des professionnels de l’éducation. On a étudié et pratiqué la pédagogie. On sait de quoi on parle.

O. : Je conclurais en te sortant la citation de Barack Obama : «  Si vous pensez que l’éducation coute cher, attendez de connaitre le prix de l’ignorance ».