Le centenaire de l’Irlande du Nord

2021/05/10 | Par André Binette

L’auteur est constitutionnaliste

L’Irlande du Nord célèbre en 2021 son centième anniversaire dans un moment de remise en question de son existence.

L’histoire de l’Irlande est particulièrement violente et troublée. Le peuple irlandais, d’origine celte et de religion catholique, fut envahi par l’Angleterre à partir du début du 16e siècle jusqu’à l’occupation totale de l’île par Cromwell au milieu du 17e. La colonisation anglaise fut l’une des plus brutales et cruelles de l’histoire de l’Europe occidentale. Le territoire de l’île fut partagé entre des familles aristocratiques anglaises, qui pratiquèrent une discrimination systémique à l’égard des Irlandais. Le serment du Test, qui exigeait de renoncer à la foi catholique pour obtenir une charge de l’État, était rigoureusement appliqué et les lois pénales interdisaient aux catholiques de posséder ou de louer des terres.

Le peuple irlandais se souleva plusieurs fois et fut réprimé dans le sang. En 1801, pour contrer les visées de Napoléon, la colonie irlandaise fut annexée par la Grande-Bretagne, qui prit alors le nom de Royaume-Uni. Au milieu du 19e siècle, une famine causée par une maladie de la pomme de terre, la principale nourriture des paysans, et aggravée par le gouvernement britannique, causa la mort d’un million de personnes et provoqua l’émigration d’un autre million, notamment vers l’Amérique du Nord. Un peu plus tôt, Louis-Joseph Papineau avait exprimé son soutien à la cause des Irlandais, qu’il voyait comme un peuple frère opprimé par les Anglais, en ajoutant une bande verte au drapeau des Patriotes.

Au cours du 19e siècle, le droit de vote fut graduellement libéralisé et les discriminations assouplies. L’Irlande élisait de nombreux députés au parlement de Londres qui détenaient parfois la balance du pouvoir. À partir de 1860 et, pendant plus de 60 ans, la question de l’autonomie irlandaise (Home Rule) fut la plus brûlante dans la vie politique britannique. Deux projets de loi adoptés par la Chambre des communes qui accordaient cette autonomie à la fin du 19e siècle furent bloqués par la Chambre des Lords, où se concentraient les familles qui étaient les grands propriétaires terriens de l’Irlande.

En même temps, la région du nord-est appelée l’Ulster est devenue majoritairement protestante par suite d’une immigration massive provoquée par les Anglais. Belfast, la capitale de cette région, devenait la ville la plus prospère en bénéficiant d’un développement économique privilégié. 

Les événements se sont précipités au début du 20e siècle. L’autonomie fut rendue possible en 1911 lorsque la Chambre des Lords fut définitivement affaiblie sur le plan constitutionnel au profit de la Chambre des communes. En 1914, un gouvernement progressiste minoritaire, qui dépendait du soutien des députés nationalistes irlandais, réussit à adopter un troisième projet de loi sur l’autonomie, mais sa mise en œuvre fut retardée par le déclenchement de la Première Guerre mondiale. De nombreux jeunes hommes irlandais, catholiques et protestants, se sont enrôlés dans l’armée britannique.

En 1916, au milieu de la guerre, de nombreux soldats catholiques revenus du front, fatigués d’attendre une autonomie promise depuis des générations, mais qui ne venait pas, se révoltèrent à Dublin dans ce qu’on appela le soulèvement de Pâques (Easter uprising). Ce dernier fut encore une fois réprimé et ses chefs furent fusillés par l’armée britannique pour trahison, mais cette action mythique fut un catalyseur qui radicalisa l’opinion publique.  Dès la fin de la guerre, en 1919, au moment où la grippe espagnole faisait rage, la majorité catholique entreprit avec succès une guerre d’indépendance. L’un des ministres britanniques les plus hostiles et agressifs envers l’Irlande fut le jeune Winston Churchill.

En 1921, dans l’espoir de mettre fin à la guerre anglo-irlandaise, le Parlement britannique adopta une quatrième loi sur l’autonomie, la première à être appliquée, qui divisait l’île pour la première fois. Entrée en vigueur le 6 mai 1921, elle créait deux parlements irlandais, un pour l’Irlande du Nord, qui regroupait environ un sixième de l’île, mais incluait sa partie la plus peuplée et développée à majorité protestante, et un autre à Dublin. Cette loi est à l’origine de l’Irlande du Nord.

Elle ne mit pas fin au conflit puisque, pour la majorité des Irlandais, l’objectif n’était plus l’autonomie, mais l’indépendance. La souveraineté de l’Irlande à l’intérieur de l’Empire britannique, au même titre que le Canada et l’Australie, fut finalement reconnue dans les faits par le traité anglo-irlandais de 1922 et, plus tard, confirmée par le Statut de Westminster de 1931.  En 1922, le traité accorda une période de transition de quelques mois au parlement de l’Irlande du Nord pour décider s’il voulait rejoindre le nouveau pays, appelé initialement l’État libre d’Irlande, ou continuer à faire partie du Royaume-Uni. Il mit vingt-quatre heures à choisir le Royaume-Uni.

Ce traité de 1922 déclencha une guerre civile sanglante dans l’État libre nouvellement souverain, qui dura un an, entre les pro-traité et les républicains qui refusaient toute allégeance à la monarchie et à l’empire. Les pro-traité l’ont emporté, mais les républicains firent graduellement triompher leurs idées en prenant le pouvoir par des élections. La République irlandaise vécut dans la pauvreté jusqu’à son entrée dans l’Union européenne en 1973 en même temps que le Royaume-Uni. Pour la première fois, elle devint plus prospère que l’Irlande du Nord à partir des années 1980.

Le gouvernement d’Irlande du Nord exerça une lourde discrimination contre les catholiques pendant la majeure partie du 20e siècle. Ceci conduisit à un état de quasi-guerre civile pendant quelques décennies à partir de 1969. Le parlement d’Irlande du Nord fut suspendu en 1972 et réintégré en 2007. Entretemps, la pauvreté s’était répandue au Nord, aggravée par la désindustrialisation sous le gouvernement Thatcher. La prospérité de la République au sud conduisit de plus en plus à une unification économique de l’île dans le cadre européen.

Le Brexit est venu bouleverser cette situation. L’accord de retrait du Royaume-Uni devait prévoir une nouvelle frontière économique. Les deux Irlandes refusèrent que cette frontière soit tracée entre elles, étant donné leurs liens accrus qui étaient mutuellement avantageux. Le gouvernement Johnson accepta qu’elle soit plutôt fixée entre l’Irlande du Nord et le Royaume-Uni, ce qui a entraîné des obstacles inédits au commerce entre ces deux entités au sein du même État. En même temps, le recensement de cette année devrait confirmer que les catholiques sont majoritaires en Irlande du Nord pour la première fois.  

L’ensemble de ces facteurs explique pourquoi, dans un récent sondage, une majorité d’Irlandais du Nord et du Sud croit maintenant que l’île sera réunifiée d’ici 25 ans.