Lettre au maire adjoint de New York par la Coalition Innu-Atikamekw-Anishnabek

2021/05/10 | Par Collectif

Le 30 avril 2021
Monsieur Dean Fuleihan
Premier adjoint au Maire
Ville de New York
Hôtel de Ville
New York NY 10007
Dear Mr. Fuleihan,

 

Nous vous écrivons du Nord du Québec, au Canada, au nom de la Première Nation Innu de Pessamit, de la Première Nation Atikamekw de Wemotaci et des trois Premières Nations Anishnabek de Pikogan, Lac Simon et Kitcisakik, en référence à votre lettre du 19 avril 2021 adressée à Mme Doreen Harris, présidente-directrice générale de la New York State Energy Research and Development Authority.

Nous vous sommes reconnaissants de l'accent mis sur les droits de la personne dans cette lettre rédigée par la ville de New York. Nous sommes particulièrement impressionnés par la persistance des autorités politiques de la ville de New York à considérer le point de vue de la Première Nation Innue de Pessamit concernant les impacts potentiels de l'achat de l'électricité d'Hydro-Québec par la ville de New York, suite à la visite de vos représentants à Pessamit, en juillet 2019.

Les informations contenues dans la présente lettre se rapportent à l'obligation fixée par la ville de New York que les projets hydroélectriques canadiens retenus doivent respecter les droits de nos Premières Nations, nos territoires ancestraux et obtenir notre consentement préalable libre et éclairé.

 

PROJET CHAMPLAIN HUDSON POWER EXPRESS (CHPE)

Pessamit, Wemotaci, Kitcisakik, Lac Simon et Pikogan dénoncent et condamnent fermement les effets néfastes du projet d'interconnexion Hertel-New York et de son équivalent américain, la ligne de transport Champlain Hudson Power Express, sur nos vies et nos territoires traditionnels. En effet, une grande partie de l'électricité qu'Hydro-Québec utiliserait dans le cadre de son projet d'exportation vers les États-Unis proviendrait d'installations déjà en place sur nos territoires ancestraux. Ces installations ont été mises en place sans consultation et donc de manière anticonstitutionnelle.

Il existe une relation directe entre la demande accrue d'électricité initiée par ce projet d'exportation, les méthodes d'exploitation des installations de production et leur impact sur nos activités traditionnelles et nos droits. Ledit projet causerait en outre des dommages graves, voire irréversibles, à l'environnement naturel dont dépendent nos communautés et sur lequel est fondée notre culture. Les informations suivantes sont vérifiables et connues d'Hydro-Québec.

 

DÉCLIN DU MARCHÉ INTÉRIEUR ET STRATÉGIE D'EXPORTATION

Malgré le déclin constant du marché domestique depuis 2004, Hydro-Québec a rééquipé plusieurs de ses centrales, tout en augmentant leur puissance globale de 1 000 MW. Ces travaux ont été réalisés sur les territoires ancestraux de nos Premières Nations. Nous n'avons jamais été consultés pour aucun des cas susmentionnés, qui sont en totale contradiction avec les obligations constitutionnelles de la Couronne provinciale. De plus, la puissance supplémentaire acquise entre 2004 et 2021 sur nos territoires traditionnels n'a jamais été nécessaire pour répondre aux besoins du Québec puisque, tout au long de cette période, Hydro-Québec a connu des surplus croissants après avoir satisfait la demande interne. Toute cette électricité était et est toujours destinée aux marchés d'exportation tant que l'offre de la société d'État demeure supérieure à la demande intérieure, une situation qui, selon ses propres projections, ne se produira pas avant 2026.

 

Édition numérique de l'aut'journal  https://campaigns.milibris.com/campaign/608ad26fa81b6a5a00b6d9fb/

 

La stratégie fondamentale d'Hydro-Québec est d'augmenter ses profits en accélérant ses activités d'exportation sans se soucier des conséquences sur nos Premières Nations et nos territoires ancestraux. Hydro-Québec s'est lancée dans une course effrénée pour augmenter sa rentabilité à nos dépens, avec l'appui bienveillant du gouvernement du Québec. Pour preuve, les décrets du gouvernement du Québec 59-2009 du 28 janvier 2009 et 579-2015 du 30 juin 2015, qui exigent l'implication d'Hydro-Québec dans les marchés étrangers où les bénéfices sont nettement supérieurs à ceux des marchés de base. Alors qu'à partir de 2004 la demande interne d'électricité s'est effondrée, pendant cette même période, la puissance et l'énergie disponibles ont été augmentées dans neuf centrales situées dans nos territoires traditionnels. À partir de 2021, Hydro-Québec entend augmenter la production dans cinq autres centrales également situées dans nos territoires traditionnels. La puissance supplémentaire de ces quatorze centrales est uniquement nécessaire pour l'exportation.

Jusqu'à présent, nos titres et droits ancestraux, qui devraient être prépondérants, n'ont pas fait le poids face aux perspectives de gains récurrents anticipés et réalisés par Hydro-Québec et le gouvernement provincial. Nous avons été et continuons d’être impliqués contre notre gré dans cette aventure d’Hydro-Québec. C’est ce qui justifie la présente lettre. En rééquipant neuf centrales sur nos territoires, Hydro-Québec nous a en effet placés au coeur de ses projets d'exportation. De plus, si l'on considère que la société d'État prévoit augmenter la puissance de cinq autres centrales sur nos territoires dans un avenir rapproché, il ne fait aucun doute que nous serons encore longtemps mêlés à cette saga transfrontalière.

 

CHANGEMENTS CLIMATIQUES

Nous souhaitons également aborder la question de l'anachronisme des modèles de gestion de l'eau d'Hydro-Québec face aux changements climatiques. Leur incapacité à s'adapter aux nouveaux événements climatiques potentiels a entraîné une augmentation de la sévérité et de la fréquence des situations extrêmes, posant des risques inacceptables pour les écosystèmes ainsi que pour nos activités traditionnelles. En effet, il est clair que certains paramètres, notamment ceux liés à l'environnement, sont soit complètement absents des modèles de gestion de l'eau d'Hydro-Québec ou, à tout le moins, pourraient bénéficier d'améliorations importantes. Les atteintes, de plus en plus fréquentes à notre milieu de vie, en sont la preuve. Tant que les modèles de gestion d'Hydro-Québec ne seront pas spécifiquement adaptés à la problématique actuelle des changements climatiques, nos Premières Nations subiront directement les impacts environnementaux, sociaux et économiques de la production hydroélectrique, de façon de plus en plus brutale. Les méthodes de gestion des réservoirs doivent donc être revues de fond en comble afin d'intégrer les objectifs de production aux impératifs de protection des habitats, de nos biens et de nos droits constitutionnels. L'entreprise publique elle-même le reconnaît dans son rapport annuel 2019, qui comprend la déclaration suivante de son président : "Les changements climatiques en cours et les conditions météorologiques que nous avons connues récemment nous ont amenés à mettre en oeuvre des initiatives visant à réduire la vulnérabilité de nos infrastructures et, par conséquent, à modifier nos approches."

Ceci révèle donc qu'Hydro-Québec a de réelles préoccupations quant à l'impact global des changements climatiques sur l'ensemble de ses actifs et activités. La société d'État confirme très clairement que ses modèles de gestion des réservoirs doivent être remis en question. Elle précise également que des mesures appropriées seront incluses dans le premier plan d'adaptation, qui devrait être produit à la fin de 2021. Comme ce document est encore en gestation et qu'il ne sera pas intégré aux méthodes de gestion d'Hydro-Québec avant 2022, l'annonce de nouveaux projets, notamment l'exportation massive d'électricité vers les États-Unis, est très préoccupante quant à son impact sur nos territoires et nos droits.

Ces nouveaux projets sont d'autant plus dangereux qu'Hydro-Québec se préoccupe avant tout de la protection de ses équipements de production. Il n'est nulle part question d'appliquer le principe de diligence raisonnable à l'égard de nos droits lorsqu'il s'agit d'opérations de production. Par surcroît, Hydro-Québec, bien qu'elle n'en ait jamais eu l'intention, n'est plus techniquement en mesure d'appliquer les principes de précaution à l'égard de nos droits. La preuve en est que les barrages d'Hydro-Québec débordent maintenant régulièrement partout au Québec.

 

UN CONTEXTE PRÉCAIRE POUR LA FAUNE AQUATIQUE

Dans un contexte d'instabilité climatique croissante, plusieurs espèces aquatiques importantes pour notre culture et qui contribuent encore de façon significative à notre alimentation, connaissent des conditions de survie de plus en plus difficiles, dans les réseaux hydrographiques soumis aux impératifs de production hydroélectrique. Dans ces milieux artificiels formés par les réservoirs d'Hydro-Québec, la productivité primaire des espèces aquatiques est systématiquement plus faible, la complexité de la chaîne alimentaire est réduite, tout comme la biomasse disponible par unité de volume d'habitat.

Par conséquent, la survie des espèces aquatiques qui évoluent dans ces milieux artificiels est encore plus incertaine. Cette situation est bien documentée pour l'esturgeon jaune, le touladi, l'esturgeon noir et l'anguille d'Amérique. Ces quatre espèces évoluent déjà dans des conditions défavorables. Elles doivent maintenant faire face aux conséquences des modifications du cycle annuel de l'eau dues aux changements climatiques. Dans ce contexte, leur avenir est hautement hypothétique et leur disparition des réseaux hydrographiques spécifiques est tout à fait possible en raison de la gestion d'Hydro-Québec.

 

NOS DROITS TRADITIONNELS ET CONSTITUTIONNELS

Dans son Plan stratégique 2016-2020, Hydro-Québec indique qu'elle entend: " entreprendre de nouveaux projets pour augmenter la capacité de certaines installations de son parc de production hydroélectrique et conclure des ententes avec les communautés régionales et autochtones concernées. " Bien que de tels projets, dans les territoires Anishnabeg, Atikamekw et Innu, aient été initiés ou finalisés durant cette même période, aucune entente n'a été conclue entre Hydro-Québec et les communautés concernées. D'ailleurs, Hydro-Québec n'a jamais tenté de le faire. La politique d'Hydro-Québec a toujours été d'ignorer les droits des Premières Nations non couverts par une convention moderne. Cela correspond à l'attitude historique de la société d'État, qui n'a jamais daigné consulter nos Premières Nations, tout en augmentant la puissance globale de ses installations de production, même après 1996, lorsque la Cour suprême a reconnu nos droits au Québec.

Pas une seule étude d'impact n'a été réalisée pour la construction de trente-trois (33) centrales sur nos territoires traditionnels, qui génèrent 36% de la puissance totale installée d'Hydro-Québec. Le suréquipement de quatorze (14) de ces centrales a été ou sera réalisé sans aucune autorisation environnementale. Les procédures d'exploitation de ces centrales sont ou seront modifiées sans être divulguées. Tout ceci dans un contexte où le régime d'écoulement des rivières est modifié par les changements climatiques. L'équilibre écologique actuel sera modifié en amont et en aval de ces centrales "dopées aux stéroïdes". Les impacts des travaux sur la faune aquatique et les nouvelles méthodes d'exploitation sont inconnus. Il en est de même pour les impacts sur les activités traditionnelles et la faune (flore et faune) aquatique en général. Tout cela, 5

dans un contexte de changements climatiques, alors qu'Hydro-Québec connaît des problèmes de fiabilité avec ses modèles de gestion de l'eau. Nos Premières Nations demandent, sans succès, de connaître la nature, l'étendue et la durée des impacts prévus dans les zones touchées par ces centrales soulevées.

D'un point de vue biologique, la diversité spécifique et génétique est déjà réduite dans les réseaux hydrographiques exploités par Hydro-Québec. Il en va de même pour la productivité biologique. Les changements en cours vont-ils exacerber ces déficiences ? De plus, la précarité des espèces menacées s'est également accrue sur nos territoires. Les pressions chroniques qu'elles subissaient déjà dans les milieux artificiels se sont considérablement accrues et s'accéléreront dans un avenir prévisible. Plusieurs espèces dont nous dépendons risquent maintenant d'atteindre leur seuil ultime de tolérance, et donc de disparaître des réseaux hydrographiques artificialisés par Hydro-Québec. De plus, une autre question qui demeure non résolue est celle des coûts de remplacement des ressources fauniques dont nous dépendons et de la capacité financière des membres de nos Premières Nations à supporter ces pertes. Il y a là un conflit fondamental entre le point de vue mercantile d'Hydro-Québec et de la Couronne provinciale et nos droits constitutionnels.

De plus, le suréquipement général des centrales électriques de nos territoires a été réalisé en l'absence du " Plan d'adaptation aux changements climatiques " d'Hydro-Québec, dont la mise en oeuvre ne débutera qu'en 2022. L'impact sur nos territoires de l'exportation massive de 8,3 TWh d'électricité par an vers New York, qui correspond approximativement aux besoins d'un demi-million de foyers, est une autre variable de la gestion des installations de production pour laquelle nous n'avons pas de réponse. Il en va de même pour l'impact de l'exportation de 9,45 TWh par an vers le Massachusetts. La synergie assurée des facteurs précités fait désormais peser des risques inacceptables sur notre cadre de vie, nos activités traditionnelles et nos droits.

Alors que sur les territoires couverts par des conventions modernes, toute modification des équipements de production et des modes d'exploitation des centrales est soumise à l'approbation des Premières Nations concernées, et que des mesures d'intégration sont systématiquement mises en place pour protéger leurs droits, absolument aucune tentative n'est faite pour comprendre les impacts des interventions d'Hydro-Québec sur nos territoires traditionnels; absolument aucune tentative n'est faite pour nous consulter; absolument aucune tentative n'est faite pour atténuer les impacts des projets d'Hydro-Québec. Ainsi, Hydro-Québec et la Province imposent à nos territoires une dynamique irréversible d'appauvrissement biologique. Cette insouciance constitutionnelle, qui remonte à plusieurs décennies, a laissé des traces profondes dans notre milieu de vie et notre culture.

Les principes de précaution qui ne nous ont pas été appliqués, les aléas climatiques et les impératifs de rentabilité d'Hydro-Québec nous contraignent aujourd'hui à une aventure dont l'issue est totalement imprévisible. Cependant, il semble implicitement convenu que nous en assumerons les coûts. Pour le confirmer, nous soulignons que le gouvernement du Québec a, depuis le 31 décembre 2020, exempté le suréquipement 6 des centrales du processus d'approbation prévu par sa propre Loi sur la qualité de l'environnement, quelle que soit la puissance ajoutée. Un tel comportement est particulièrement scandaleux dans un contexte où toutes les centrales hydroélectriques visées sur nos territoires n'ont même jamais fait l'objet d'une quelconque étude d'impact environnemental lors de leur construction.

Les exportations sont réalisées par Hydro-Québec depuis des décennies. Nous avons, malgré nous, contribué à ces exportations sans aucune contrepartie ni compensation. Cela a permis à Hydro-Québec de bénéficier d'un enrichissement ininterrompu et inégalé. Et, encore une fois, Hydro-Québec s'apprête à nous utiliser dans le cadre de ses projets d'exportation vers les États-Unis.

La violation durable de nos droits par Hydro-Québec et le gouvernement du Québec est telle que nos Premières Nations sont lentement détruites, comme l'indiquent les statistiques socioéconomiques du gouvernement canadien. Nos indicateurs socioéconomiques sont comparables à ceux des pays du tiers-monde.

En résumé, Hydro-Québec est loin de répondre aux critères énoncés au point 3 de votre lettre du 19 avril 2021 à la New York State Energy Research and Development Authority.

Merci beaucoup pour votre temps et votre considération. Dans l'espoir de pouvoir discuter prochainement de cette question avec vous, veuillez accepter nos meilleures salutations.

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Gérald Hervieux
Conseiller élu
Première Nation des Innus de Pessamit

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Guy Laloche
Conseiller élu
Première Nation des Atikamekw de Wemotaci

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James Cananasso
Vice-Chef
Première Nation des Anishnabeg de Pikogan

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Lucien Wabanonik
Conseiller élu
Première Nation des Anishnabeg de Lac Simon