Les ramifications nationales et internationales de la grève des débardeurs

2021/05/11 | Par Orian Dorais

Lors de la grève des débardeurs du printemps 2021, les demi-vérités relayées par certains médias ont complètement déformé les faits. Les débardeurs ont été présentés comme des « gras durs » syndicaux, prenant en otage les marchandises essentielles destinées à la population. Rien ne pourrait être plus éloigné de la vérité. Aucune mention n’a été faite des techniques déloyales de l’employeur, qui a modifié des conditions de travail unilatéralement et abusé de la bonne foi des syndiqués. Ces révélations, et d’autres encore plus troublantes, m’ont été confiées par Alain Desrochers, secrétaire-trésorier du Syndicat des Débardeurs (SCFP-FTQ, Section locale 375), avec qui je me suis entretenu sur ce conflit de travail.

O. : En commençant, je veux mentionner que j’ai entendu plusieurs personnes – y compris des syndicalistes ! – dire que les débardeurs n’ont pas à se plaindre, puisqu’ils sont bien payés et ont un bon fonds de pension. Pour clarifier, quelles sont vos revendications ?

A. D. : Il faut comprendre que nos revendications ne sont pas d’ordre monétaire. C’est la conciliation travail-famille qui est l’enjeu principal ! En ce moment, il y a des centaines de nos membres qui sont des jeunes. Qui dit « jeune », dit « jeune famille ». Donc, la conciliation devient un enjeu majeur. Personne nie que les débardeurs sont bien payés; en fait, on a traditionnellement un revenu garanti dans les conventions, les rares jours de semaine où on ne travaille pas. Sauf qu’en contrepartie faut qu’on soit disponibles, « sur le call », 19 jours sur 21 ! Sur trois semaines, on a deux jours où on a un congé assuré.

O. : Donc, je comprends que vous revendiquez une diminution de la charge de travail ?

A.D. : Absolument, mais c’est mal parti pour ça. Le port de Montréal va d’année record en année record, en terme du nombre de marchandises reçues; donc, notre charge de travail augmente. Depuis quelques années, c’est passé de « faut être dispos 19 jours » à « faut travailler 19 jours, non-stop ». En plus, sur 19 jours, il n’y en a que cinq où on est assuré de travailler de jour, entre 7 h et 15 h. Le reste ? C’est à la discrétion de l’employeur. Par exemple, un membre peut finir son quart de soir… pis se faire avertir que la veille qu’il va être encore de soir le lendemain, et de nuit le surlendemain, etc. Comment réserver une gardienne en si peu de temps !?!

 

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Moi, je dis toujours à nos jeunes membres que j’espère qu’ils ont des parents compréhensifs, parce qu’un débardeur qui peut pas confier ses enfants aux grands-parents… c’est juste invivable.

En plus, l’employeur fait tellement d’argent, encore heureux qu’il nous en redonne une partie. En 2020, au plus fort de la pandémie, les dix plus grandes lignes maritimes internationales faisaient un profit de 15 milliards $. Donc, oui, on fait un gros salaire mais, premièrement, on travaille pour et on paye de l’impôt dessus. On peux-tu en dire autant des compagnies maritimes ? Ou bien qu’elles mettent tous leurs profits dans les Bahamas pis les Iles Caïmans ?

O. : Diriez-vous que l’employeur a usé de désinformation contre vous, depuis le début des négociations ?

A. D. : Pas vraiment l’employeur, tellement il a été silencieux, mais surtout ses amis du « Québec Inc. », qui veut que le déchargement des bateaux se fasse toujours plus vite, qui dit n’importe quelle niaiserie sur nous. Par exemple, quand des entreprises vont se plaindre que leurs marchandises arrivent en retard, la Chambre de Commerce et le Conseil du Patronat vont dire que c’est à cause du conflit de travail au port de Montréal. Les débardeurs n’ont pas causé la COVID-19, à ce que je sache.

Est-ce que c’est de notre faute s’il y a eu d’immenses bouleversements dans les lignes d’approvisionnement depuis un an ? À l’été 2020, quand on a fait quelques jours de débrayage, le Québec Inc. a prétendu qu’on menaçait la livraison de fournitures médicales ! C’est des mensonges ! Pendant les débrayages, nos membres ont offert de sortir BÉNÉVOLEMENT le matériel médical. Et l’employeur a tenté d’abuser de nos engagements. On nous a dit que des centaines de boites contenaient des appareils médicaux. Quand on a demandé de valider le contenu de ces boites-là, on s’est rendu compte qu’elles contenaient du chocolat ou des fruits. On nous a menti, en pleine face, pour qu’on sorte les denrées périssables.

Sinon, dans les médias, ces derniers temps, l’employeur a prétendu avoir négocié de bonne foi pendant des mois et que le syndicat était déraisonnable… Mais faut savoir que, pendant ces « négociations »-là, l’employeur a refusé toutes nos revendications majeures, a engagé des scabs pendant deux jours et demi en août 2020 et nous a poursuivi devant le Conseil Canadien des Relations Industrielles (CCRI) pour négociations de mauvaise foi.

De plus, dans une cause qui s’est étirée durant un an et demi, l’employeur de concert avec le port de Montréal se sont adressés au CCRI dans le but de faire décréter que le débardage est un service essentiel et, donc, de rendre nos moyens de pression illégaux. Le CCRI a débouté l’employeur, en rappelant que le Canada a signé des traités internationaux reconnaissant le débardage comme un service non-essentiel, donc reconnaissant notre droit de grève. L’employeur a tout essayé pour arrêter la grève… sauf négocier de bonne foi. Il s’est assis à la table pendant plusieurs semaines, pour juste dire « non » à toutes nos demandes, pour ensuite se victimiser dans les médias et blâmer le syndicat. Laisser la situation dégénérer, puis jouer les syndiqués contre la population, ç’a été la stratégie de l’employeur.

O. : Que pensez-vous du fait que François Legault s’est prononcé en faveur de l’employeur, alors que ce n’est même pas son champ de compétence ?

A. D. : On voit bien que le Québec Inc. se trouve des représentants partout, y compris au gouvernement provincial. Pierre Fitzgibbon, pour ne pas le nommer, a téléphoné au syndicat, pour savoir si la situation avait des chances de se régler rapidement. On lui a fait comprendre qu’il restait des enjeux majeurs. Prochaine affaire qu’on sait, la ministre fédérale du Travail recevait un appel du gouvernement provincial encourageant le dépôt d’une loi spéciale au plus vite, contre les débardeurs.

O. : Donc, la CAQ a encouragé le fédéral à agir contre des syndiqués québécois. Et ça vient d’un gouvernement qui se dit « nationaliste »…

A. D. : Oui, mais faut que tu comprennes que ce conflit va avoir des répercussions internationales et que c’est pour ça que beaucoup de gens puissants, y compris les politiciens provinciaux, travaillent à y mettre fin. Le patronat veut casser le mouvement syndical des débardeurs à Montréal et faire de nous un exemple. Ensuite, ça lui permettra d’intimider les unions dans les ports de Halifax, Vancouver, New York, Baltimore, etc. Les compagnies maritimes veulent pouvoir dire à des syndicats internationaux : « Regardez ce qu’on a fait à Montréal, on a eu l’aide du gouvernement et ça va vous arriver si vous vous mettez en grève. »

O. : Ne trouvez-vous pas ironique que le gouvernement libéral fédéral, qui fait pleuvoir les milliards et affirme être ultraprogressiste, traite aussi mal les syndiqués ?  

A. D. : Effectivement. Mais, le gouvernement Trudeau rencontre beaucoup de lobbyistes qui, c’est clair, ont des entrées qu’on n’a pas. La loi spéciale est très sévère, 1000 $ d’amende par jours de grève illégale pour les membres, 50 000 $ pour les membres de l’exécutif et 100 000 $ pour le syndicat ! On serait un million et demi dans le trou chaque jour qu’on défierait la loi. Donc, c’est un retour au travail forcé.

Les Libéraux ont aussi imposé une loi spéciale aux postiers de Poste Canada, en 2018, pour mettre fin aux grèves tournantes. Ils se sont inspirés de cette loi pour écrire la nôtre. On va contester cette loi spéciale en cour, comme les facteurs contestent la leur. Mais, dans notre cas, le patronat a des poches sans fond. Les meilleurs avocats vont se retrouver devant la Cour Suprême contre nous et ce qui va être en jeu, ça va être notre droit constitutionnel à la grève. Donc, on va continuer à se battre, pas juste pour nos avantages, mais parce que notre lutte concerne les droits de tous les travailleurs.