Cégeps anglais : des chiffres qui réveillent

2021/05/25 | Par Collectif de 231 profs de cégep

Madame, Messieurs,

Nous, soussigné.e.s, travaillons au cœur du réseau des cégeps français et désirons vous raconter une histoire très préoccupante dont vous seuls contrôlez le dénouement.

Elle concerne Mathieu Caron et Gabriela Fernandez (noms fictifs). Tous deux enseignent depuis une dizaine d’années dans un cégep français, lui en histoire et elle en biologie. Elle touche aussi Isabelle Dufour et Ahmed Hallaoui : elle y a envoyé son CV dans l’espoir d’enseigner la physique et lui, les mathématiques. Leur point commun : tous veulent naturellement travailler en français.

Notre quatuor présente deux cas de figure typiques. Le premier s’applique à Mathieu et à Gabriella : depuis plusieurs années, les plus précaires qu’eux ont peu à peu perdu leurs cours, par manque d’effectifs étudiants. Cette année, c’est leur tour : avec chance, ils hériteront de grenailles de tâches cet automne, mais d’aucune à l’hiver.

Quant à Isabelle et Ahmed, ils ont reçu coup sur coup des accusés de réception laconiques à leurs demandes pour leur emploi de rêve : « La conjoncture, vous savez », « La baisse d’effectifs nous frappe », « Nous conserverons votre CV durant deux ans, gardez espoir ».

Pendant ce temps, le cégep anglais situé à quelques jets de pierres du leur déborde et embauche en masse : il s’appelle Dawson, John Abbott, Heritage, Vanier ou Champlain-Lennoxville, Champlain-St. Lawrence, Champlain-St. Lambert.

Ce débordement s’explique par l’afflux massif et combiné d’allophones et de francophones. À Québec, au cégep Champlain-St. Lawrence par exemple, ces non-anglophones constituent 90 % de la clientèle…

 

Un potentiel de 25 >petits cégeps français

Le réseau collégial anglais dans son ensemble recrute 65 % de sa clientèle chez les francophones et allophones qu’il sélectionne sur la base de l’excellence de leur dossier scolaire, soit 20 150 étudiants sur un total de 31 000. Oui, plus des deux tiers ne sont pas anglophones ! De plus, le réseau des cégeps anglais reçoit 20 % du financement pour une communauté de 8,7 % d’anglophones alors que les minorités françaises hors Québec ne récoltent que des miettes.

L’extension de la loi 101 au collégial ferait évidemment passer du côté français l’immense majorité de ces 20 150 étudiants non anglophones, soit autant que ceux de tous les cégeps français de la ville de Québec. Ou l’équivalent de 25 petits cégeps comme celui de La Pocatière, qui en attire 800, ou de six de taille moyenne comme le cégep du Bois-de-Boulogne et ses 3 000 étudiants.

Cette décision franciserait plus de 2 000 emplois d’enseignants, de professionnels, d’employés de soutien, de cadres et de techniciens, le ratio de ce milieu avoisinant un employé par tranche de 10 étudiants. Illustrons : Dawson College, avec ses 10 000 étudiants, procure de l'emploi à plus de 1000 travailleurs, soit 600 professeurs et 400 non-enseignants.

 

Les cégeps français déclassés

Vous comprenez alors pourquoi, d’une part, Mathieu, Gabriela, Isabelle et Ahmed se retrouvent sans emploi. Et, d’autre part, pourquoi les professeurs qui tiennent le fort, assiégés dans leur cégep d’attache, sont condamnés à enseigner dans des institutions de second tour privées, par l’attraction du réseau anglais, de nombre de leurs étudiants performants et ambitieux.

Vous avez bien lu, MM. Legault, Jolin-Barrette et Mme McCann : dans l’État de plus en plus bilingue que vous dirigez, les cégeps anglais déclassent les cégeps français.

Vous trouvez ça normal ? Nous, non.

Alors, dites-nous : quelle option reste-t-il à notre quatuor de candidats pour gagner leur pain ? Oui, vous l’avez compris : postuler dans des cégeps anglais, devenus si populaires qu’ils manquent d'anglophones pour combler leurs besoins. Là, on les accueillera à bras ouverts.

Ainsi, de plus en plus de Québécois formés en français doivent enseigner dans les cégeps anglais, ce qui provoque deux effets pervers. D’abord, la remise en question de leur droit de travailler en français. Le constat en est aussi désolant qu’absurde : de plus en plus de professeurs francophones et allophones enseignent en anglais à... des francophones et à des allophones ! Ensuite, la dévaluation des bacs et maîtrises en français au cœur même du marché du travail québécois. À quoi bon décrocher des diplômes en français, en littérature, en biologie ou en chimie d’universités françaises si c’est pour enseigner (et corriger) en anglais à temps plein ?

Cette anglicisation du corps enseignant réduit aussi les débouchés pour les professeurs de philosophie dont les cours, dans les cégeps anglais, sont facultatifs.

Chers élus, nous serons solennels et insistants : une porte s’ouvre momentanément devant vous, et le projet de loi 96 doit aller plus loin encore.

Vous devrez agir avec plus de vigueur et de détermination. L’avenir des cégeps français et du français comme langue commune des Québécois dépend pour beaucoup des gestes que vous pouvez encore poser.  

Faites-le pour nous et nos enfants. 

 

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