Un ONF québécois, une maudite bonne idée !

2021/06/09 | Par Orian Dorais

L’idée suivante me travaille de temps à autre : si le gouvernement québécois s’appropriait la partie francophone de l’Office Nationale du Film (ONF) du Canada. N’importe qui connaissant un tant soit peu l’histoire du cinéma québécois sait que l’ONF a joué un rôle fondamental dans le développement de notre Septième Art. Presque tous les grands noms du cinéma québécois, de Norman McLaren à Denis Villeneuve, en passant par Michel Brault, Denys Arcand, Pierre Falardeau, Anne Claire-Poirier et Philippe Falardeau sont passés par l’Office. Cette réflexion m’amène souvent à repenser à cet article de Marc Cassivi révélant à quel point le financement de l’organisme a été, et continue d’être, négligé par les gouvernements, tant conservateurs que libéraux. Le budget annuel de l’Office pour le documentaire français, par exemple, ne s’élève plus qu’à un minuscule 1,25 million de dollars, une insulte, surtout lorsqu’on considère à quel point les documentaires de l’ONF ont marqué l’histoire du cinéma, québécois et mondial. Un gouvernement provincial affirmant se préoccuper de la culture devrait agir pour empêcher qu’une institution aussi fondamentale ne s’écroule sous le poids des coupes budgétaires et de la bureaucratie. J’ai décidé de faire part de cette idée à Claude Fournier, scénariste, réalisateur, producteur pour le cinéma et la télévision, ainsi que directeur de l’organisme Éléphant-La mémoire du cinéma québécois. Claude Fournier a débuté sa carrière à l’ONF. Quelle ne fut pas ma surprise d’apprendre qu’il existe un précédent à l’idée de séparer la section française de l’Office et que Claude Fournier était, justement, à l’origine de cette initiative. Il m’a également souligné d’autres avantages pour le Québec de récupérer les infrastructures de l’ONF.

O. : Claude Fournier, vous avez connu la grande époque de l’ONF français, que pouvez-vous me dire sur cette période ?

C.F. : J’ai été à l’ONF du milieu des années 1950 au début des années 1960, à l’époque où on a créé le cinéma-vérité ou cinéma direct. L’idée de ce type de cinéma était de réaliser des documentaires sans narration, sans mise en scène du réel et avec une caméra très vivante, pouvant énormément se rapprocher des sujets à observer. Tout le contraire des documentaires des décennies précédentes. Des films comme Les raquetteurs ou Pour la suite du monde sont des archétypes de documentaire direct. On reprenait un peu ces techniques-là en fiction, avec une caméra très libre et en laissant les acteurs improviser. Le direct, ç’a révolutionné le cinéma documentaire partout dans le monde. Des réalisateurs comme Robert Drew, à New York, ou Jean Rouch, à Paris, ont prétendu avoir inventé le direct, mais ceux qui ont travaillé à l’ONF savent bien que les cinéastes québécois faisaient du direct avant qu’on voie ça dans des films français et américains.

O. D. : Sans négliger la fiction, on peut dire que le documentaire est la spécialité de l’ONF, et ce depuis votre époque. Tout comme l’animation, d’ailleurs, je crois savoir que le studio d’animation de Montréal est l’un des plus réputés au monde, encore à ce jour.

C.F. : C’est certain ! Le nombre de fois que l’Office a été nominé pour des Oscars et des Golden Globes pour meilleur court-métrage d’animation... Il y a une immense et riche tradition de cinéma d’animation au Québec, principalement grâce à l’Office. Même si, comme tu dis, les budgets sont plus restreints, autant en documentaire qu’en animation…

O. D. : Pensez-vous qu’il serait temps pour le Québec de nationaliser la branche française de l’ONF, pour rapatrier et protéger toute cette expertise légendaire ?

C.F. : C’est une possibilité que je n’avais jamais vraiment envisagée, mais qui est définitivement intéressante. Tu sais que, pendant un certain temps, il y avait l’Office du Film du Québec (OFQ), qui finançait du cinéma québécois et qui pouvait servir, du moins pour le documentaire, de contrepied provincial à l’ONF. Il y avait des échanges entre les artisans de l’ONF et de l’OFQ mais, en 1983, l’OFQ a été abolie. Donc, maintenant, l’ONF n’a plus d’équivalent provincial.

Le Conseil des Arts du Canada (CAC) a un vis-à-vis provincial, le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ), et les deux financent des projets cinématographiques artisanaux. Téléfilm Canada a son équivalent québécois, la SODEC, et Radio-Canada est face à Télé-Québec. Mais pour l’ONF… rien. C’est certain que si on se préoccupe de notre pérennité culturelle, au Québec, faudrait remédier à ça. On pourrait essayer de ressusciter l’OFQ, mais faudrait repartir de zéro… C’est pas tellement évident, alors que les infrastructures montréalaises de l’ONF sont déjà toutes là. En plus, l’ONF a un site web exceptionnel, qui facilite la diffusion des films et dont le Québec pourrait facilement profiter. Peut-être que ce serait préférable de juste provincialiser la branche francophone. En fait, je vais te dire, j’ai déjà pensé à l’acheter !

O. D. : Vraiment !?!

C.F. : Oui, avec certains de mes collègues comme Denis Héroux, on a fait une offre au fédéral pour acheter le studio français. Ottawa nous a dit non, que le Canada tenait beaucoup trop à l’ONF ! Ce n’est pas ça qu’on voit lors de la présentation des budgets, mais bon… Reste que notre idée à l’époque est un peu similaire à celle dont tu me parles aujourd’hui, sauf que toi tu voudrais que l’État provincial soit l’acquéreur.

 

O. D. : Oui, comme ça un financement de l’Office en français serait assuré, comme les institutions culturelles québécoises n’ont pas d’obligation de bilinguisme. Les artisans n’auraient pas à compétitionner avec la branche anglophone.

C.F. : Par contre, ce serait préférable d’éviter les chicanes Québec-Ottawa. On pourrait par exemple recréer l’OFQ et faire un marché avec le fédéral pour récupérer les infrastructures montréalaises de l’ONF, puis y installer le nouvel OFQ. On pourrait laisser le fédéral avoir un certain droit de regard sur la production de ce nouvel OFQ, comme fait Téléfilm Canada, qui est installé à Montréal et collabore beaucoup avec les organismes provinciaux. Comme ça, le fédéral ne donnerait pas l’impression de démanteler son organisme chéri, mais d’en partager la gestion avec le Québec.

Je crois même que plusieurs fonctionnaires et artisans liés à l’Office seraient favorables à une prise en charge par le Québec, car la situation est si difficile en ce moment.  Mais je crois qu’une entente est préférable à une nationalisation unilatérale, on doit être des partenaires plus que des adversaires, surtout qu’il va y avoir des questions fiscales à régler si les dépenses liées à l’Office reviennent au provincial. Il va falloir qu’Ottawa transfère un léger pourcentage de l’impôt fédéral. Mais je crois que ce serait possible.

O. D. : Ce serait possible, mais pensez-vous que ce serait souhaitable ?

C.F. : Oui, pour les raisons que tu m’as dites, mais aussi parce que si on reste avec le statu quo, la branche française de l’ONF va juste mourir. Il faut agir et cette solution me semble valable. Et ce serait bien de voir le milieu culturel québécois s’intéresser de nouveau à l’Office, comme c’était le cas à une époque. En fait, on pourrait former un nouveau noyau culturel entre un OFQ, installé dans les studios montréalais de l’ONF, et Télé-Québec.

Aussi, avec la SODEC, le Québec a un organisme subventionnaire pour le cinéma, mais on ne possède pas, au provincial, de studio de cinéma public. Si on s’appropriait la section francophone de l’ONF, on aurait notre studio national de cinéma et beaucoup de matériel. Ce serait pratique, parce que, par exemple, si le gouvernement provincial avait besoin de créer des messages télévisés d’intérêt public – comme ceux pour la COVID – ou des films éducatifs, il n’aurait plus besoin de payer des boîtes de publicité privées pour le faire. Il aurait son studio et ses artisans pour une fraction du prix.

Le gouvernement pourrait offrir des services audiovisuels à l’industrie privée et engager des artisans et des techniciens du cinéma, qui se pratiqueraient sur des vidéos corporatives, en attendant d’avoir des projets. Ça aiderait à ressembler plusieurs créateurs sous un même toit, avec un salaire plus stable. On pourrait vraiment redonner une nouvelle effervescence au milieu du cinéma québécois, particulièrement en documentaire. En fait, je vais te dire, un ONF québécois, c’est une maudite bonne idée !

 

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