Les lacunes du projet de loi 96

2021/06/14 | Par Charles Castonguay

Le ministre Simon Jolin-Barrette a proposé de faire en sorte que 90 % de l’assimilation des allophones s’oriente vers le français. Autrement dit, que parmi les allophones qui optent pour le français ou l’anglais comme nouvelle langue d’usage à la maison 90 % choisissent le français et 10 %, l’anglais.

Jean-François Lisée a aussitôt pondu dans le Devoir du 15 mai une fable voulant que ce soit l’OQLF qui aurait conseillé cet objectif au ministre. Jamais de la vie. Depuis qu’on l’a mandaté de suivre l’évolution de la situation linguistique, l’Office n’a cessé d’aligner des rapports sans relief.

La première formulation d’un tel objectif remonte à l’étude L’immigration et le déséquilibre linguistique, qu’a signée Jacques Henripin en 1974. Selon lui, pour que l’assimilation assure l’avenir du français au Québec au même degré qu’il assure celui de l’anglais, il faudrait que l’assimilation des allophones se distribue entre le français et l’anglais au prorata des populations francophones et anglophones. Objectif parfaitement équitable. C’était il y a près d’un demi-siècle.

J’ai repris l’idée d’Henripin dans mon mémoire à la commission parlementaire sur le projet de loi 40 modifiant la loi 101, déposé en 1996 par Louise Beaudoin.  Lisée en menant déjà large en coulisse, le gouvernement de l’époque n’en a tenu aucun compte. C’était il y a un quart de siècle.

L’équation d’Henripin était au cœur de mon mémoire à la Commission Larose (2000-2001). J’y proposais que notre politique linguistique vise à répartir l’assimilation des allophones au prorata des populations de langue française et anglaise. C’est tombé dans l’oreille d’un sourd. C’était il y vingt ans.

Il se fait bien tard pour qu’un ministre responsable de la langue fasse preuve de la clairvoyance et du courage nécessaires pour s’approprier explicitement le raisonnement, impeccable, d’Henripin. Mais mieux vaut tard que jamais.

Dans le Devoir du 19 mai, Francine Pelletier s’est empressée, elle aussi, de dire n’importe quoi. Pour faire ressortir la faible envergure du projet de loi 96, elle amplifie grossièrement la réussite de la loi 101 auprès des allophones. Selon elle, la part du français dans leur assimilation « était, jusqu’à la fin des années 1970, au ras des pâquerettes » et « frôlait le néant ». Au contraire, au début des années 1970 cette part n’était pas du tout négligeable, soit de 27,4 % selon le recensement de 1971. À la fin des années 1970, elle dépassait même 50 % parmi les allophones arrivés au Québec entre 1971 et 1975. On ne peut sérieusement attribuer cette évolution fulgurante à la loi 101, qui n’est entrée en vigueur qu’en août 1977. Elle découle au contraire de la composition majoritairement francotrope de l’immigration allophone depuis 1971.

Jean-Pierre Corbeil de Statistique Canada ajoute à la confusion. Il multiplie, dans les mêmes pages le 3 juin, toutes sortes de considérations douteuses dans le but de détourner notre attention de l’assimilation au profit d’une vague « orientation linguistique », faite d’un ramassis de comportements, voire de simples aptitudes linguistiques au travail, à l’école et dans on ne sait combien d’autres domaines d’activité publique. Or, l’adoption du français ou de l’anglais comme langue usuelle au foyer constitue déjà l’indicateur d’orientation linguistique par excellence. Il convient de ne pas s’en laisser distraire.

Cela étant, il est clair que le projet de loi 96 ne permettra pas, dans sa forme actuelle et sans autre intervention, d’atteindre le 90 % fixé par M. Jolin-Barrette.

Car, prises ensemble, la loi 101 et la sélection par le Québec de ses immigrants économiques n’ont réussi qu’à porter la part du français dans l’assimilation des allophones de 27,4 % en 1971 à 55,2 % en 2016, soit un gain de seulement 28 points. Et ce, grâce avant tout au second facteur, la sélection des immigrants économiques, qui a assuré une nette majorité de francotropes parmi l’immigration allophone arrivée après les années 1970. N’oublions pas non plus les modifications apportées au questionnaire de recensement en 1991 et 2001, dont l’apport a été de gonfler artificiellement de plusieurs points de pourcentage la hausse de la part du français dans l’assimilation des allophones entre les recensements de 1971 et 2016.

Toujours est-il qu’il reste 35 points à combler avant d’atteindre 90 %. Le verre n’est même pas encore à moitié plein. Impossible d’achever de le remplir avec le seul projet de loi dans sa forme initiale.

L’actuel statut de l’anglais dans le monde est d’ailleurs tel qu’il serait mieux de viser 100 % de l’assimilation allophone pour le français, de manière à peut-être atteindre, dans les faits, 90 %. Il convient donc d’y aller franchement. En particulier de revenir de toute urgence à l’affichage en français seulement, de manière à rendre son apprentissage incontournable.

Cela peut paraître excessif. Pas si l’on considère, cependant, un fait capital enfoui dans l’étude sur les projections linguistiques 2011-2136 publiée par l’OQLF, sur lequel personne n’a cru bon d’attirer l’attention. Soit que parmi les immigrants qui arrivent au Québec à l’âge adulte sans connaître le français, les deux tiers l’ignorent encore après 10 ans de séjour. Démonstration implacable que le français n’est en rien la langue commune du Québec.

M. Jolin-Barrette s’est par ailleurs abstenu d’articuler une autre condition qui revêt une importance plus grande encore que 90 % de l’assimilation des allophones. Pour que l’assimilation assure l’avenir du français au Québec au même degré qu’il assure celui de l’anglais raisonnait Henripin, il faudrait que l’anglicisation des francophones se réduise à zéro.

Depuis le début du nouveau millénaire, l’anglicisation des Québécois francophones se trouve justement lancée dans la direction contraire, notamment parmi les jeunes adultes francophones sur l’île de Montréal. Comment prétendre formuler des mesures suffisantes pour réussir à assurer au français sa juste part de l’assimilation des nouveaux arrivants allophones, sans viser en tout premier lieu à renverser la situation linguistique de manière assez profonde pour mettre fin à l’assimilation croissante des francophones eux-mêmes ?  

S’efforcer à amener les allophones à accorder leur allégeance linguistique au français sera peine perdue si l’on n’engage pas d’abord tous les moyens de l’État dans une lutte à finir avec l’anglicisation des jeunes générations de langue maternelle française.

Ma communication au colloque sur les enjeux démographiques tenu par la Commission Larose démontrait que si le français tire un profit certain de l’assimilation durant les années de scolarisation au primaire et au secondaire, son profit se trouve réduit à néant durant les années d’études collégiales. La même démonstration fut mise à jour lors du débat sur le projet de loi 14 du gouvernement Marois.

Cégep anglais et anglicisation vont donc de pair. Il me reste à poster à M. Jolin-Barrette une copie de Libre choix au cégep : un suicide linguistique, un recueil de mes articles publié par l’aut’journal.

 

Édition numérique de l'aut'journal  https://campaigns.milibris.com/campaign/608ad26fa81b6a5a00b6d9fb/