En 1534, Jacques Cartier n’a pas demandé l’avis des Autochtones de Gaspésie pour ériger une croix qui signalait la prise de possession de leur territoire et son transfert dans l’empire français sans leur consentement. Il a plutôt ramené certains d’entre eux de force pour les exhiber à Paris. Le ton de la nouvelle relation coloniale était donné.
Il n’est pas nécessaire d’être marxiste pour reconnaître que, depuis son origine et jusqu’à ce jour, le Canada a d’abord été perçu par les acteurs du système économique occidental comme un réservoir de ressources naturelles. L’objectif initial était, et demeure, la prédation sur les territoires ancestraux et l’extraction de ses ressources naturelles en écartant leur population de cette forme impériale de développement.
Au 16e siècle, cette prédation ne concernait que les pêches au large des côtes où la participation autochtone n’était pas requise. Au 17e, tout a changé. La prédation la plus rentable est devenue la traite des fourrures. De grandes fortunes se sont érigées rapidement en France sur le cheap labor autochtone. Nos coureurs des bois étaient des intermédiaires dans cette exploitation économique intercontinentale. La désintégration de la civilisation autochtone à la suite de son intégration économique dans l’empire français a été clairement expliquée il y a vingt ans par Denys Delâge dans Le Pays renversé, un classique de la sociologie historique nord-américaine dont la lecture m’avait secoué.[1] Les guerres entre les nations autochtones, qui existaient déjà, ne sont devenues alors que des prolongements des guerres entre les empires coloniaux qui luttaient pour s’approprier la prédation. L’État colonisateur, qui subsiste de nos jours sous une forme différente, était né.
Parmi mes lectures de cet été il y a eu les Mémoires de l’Amérique septentrionale, par le baron de Lahontan.[2] Cet ouvrage a été publié en 1701, l’année de la Grande Paix de Montréal. Lahontan était un esprit libre de son temps. Issu d’une noblesse appauvrie, il est devenu officier de l’armée française et a parcouru pendant dix ans le territoire revendiqué par la France, de Québec au Mississippi. Il était un ami de Kondiaronk, le grand chef huron dont le nom a été donné par la ville de Montréal à son chalet sur le mont Royal. Contrairement aux Relations pieuses des Jésuites ou aux rapports officiels des gouverneurs et des intendants, Lahontan disait les vraies affaires. Ses écrits ont eu un succès fulgurant en Europe.
Lahontan est d’abord connu pour sa critique approfondie du colonialisme religieux. D’après lui, le scepticisme autochtone à l’endroit des missionnaires tenait en une phrase qui résumait leur compréhension du christianisme : « Dieu, pour apaiser Dieu, a fait mourir Dieu. » Cette phrase a été souvent citée par les philosophes du siècle des Lumières, alors les plus influents du monde occidental, qui ont préparé la Révolution française en lui donnant une dimension anticléricale. Lahontan, en s’inspirant des Autochtones d’ici, a ainsi dessiné les bases de la laïcité française, qui par un curieux retournement de l’histoire a influencé la loi 21.
Voici ce que rapportait Lahontan du jugement moral de ceux qu’il appelait comme tout le monde les Sauvages :
« Écoutons maintenant ce que ces mêmes Sauvages nous reprocheront dès qu’il se seront retranchés dans la morale. Ils diront d’abord que les Chrétiens se moquent des préceptes de ce Fils de Dieu, qu’ils prennent ses défenses pour un jeu et qu’ils croient qu’il n’a pas parlé sérieusement puisqu’ils y contreviennent sans cesse, qu’ils rendent l’adoration qui lui est due à l’argent, aux castors et à l’intérêt, murmurant contre son ciel et contre lui dès que leurs affaires vont mal, qu’ils travaillent les jours consacrés à la piété comme le reste du temps, jouant, s’enivrant, se battant et se disant des injures; qu’à la différence des Jésuites tous les autres courent les nuits de cabane en cabane pour débaucher les sauvagesses, qu’enfin les Chrétiens après avoir eu assez de docilité pour croire en l’humanité de ce Dieu, quoi que ce soit la chose du monde la plus contraire à la raison, semblent douter de ses commandements et de ses préceptes, lesquels ils transgressent continuellement. »[3]
Ailleurs, Lahontan dénonce l’emprise de l’évêque sur le Conseil souverain qui gouverne la Nouvelle-France, et l’intrusion des prêtres dans la vie intime des familles (déjà). Il dénonce aussi la corruption des gouverneurs qui profitent de leur séjour pour s’enrichir aux dépens du bien commun. Il écrit que les Autochtones étaient floués tous les jours par les marchands et que ceux-ci savaient qu’ils feraient de meilleures affaires et qu’ils recevraient de meilleurs fusils des Anglais. La corruption, la dégradation des mœurs, l’appétit effréné des biens de consommation, le début de la destruction de l’environnement par la surexploitation des ressources naturelles, la compensation maladive par la religion, sont tous venus sur les rives du Saint-Laurent avec les Français.
Frontenac était le gouverneur français le mieux connu de nos jours. C’était un ambitieux qui avait été un amant de la marquise de Montespan au moment où elle était en train de devenir la maîtresse officielle de Louis XIV et allait lui donner sept enfants. Voici ce qu’en dit la page qui lui est consacrée sur Wikipédia :
« Les chansonniers se moquèrent avec esprit de cette relation. On entend chanter :
Je suis ravi que le roi notre sire
Aime la Montespan ;
Moi, Frontenac, je m'en crève de rire,
Sachant ce qui lui pend.
Et je dirai sans être des plus bêtes,
Tu n'as que mes restes,
Toi,
tu n'as que mes restes. »
On y apprend aussi ceci :
« Sous le gouvernement de Frontenac, la traite des fourrures connut un plus grand essor que jamais auparavant. S'il est certain que Frontenac était avant tout motivé par ses propres intérêts financiers et ceux de ses associés, le fait est que, après sa mort, les autorités métropolitaines abandonnèrent « la politique tendant à la restriction de l’expansion vers l’ouest, pour passer à une politique impérialiste qui tendait à occuper toute l’Amérique du Nord à l’ouest des Appalaches, entre les Grands Lacs et le golfe du Mexique. »
Frontenac n’aimait pas la concurrence qu’il ne contrôlait pas : « En 1674, douze coureurs des bois furent arrêtés et amenés à Montréal devant Frontenac. Il fait exécuter un de ceux-ci « pour encourager les autres ».[4]
La subordination économique des Autochtones devait s’étendre pour satisfaire les intérêts français. Sous cet éclairage, la Grande Paix de Montréal prend une autre signification : elle a servi à asseoir la domination économique par des alliances parce que la France n’avait pas les moyens d’assurer une domination politique et militaire.
Dans la même période, pendant que le roi et sa cour s’amusaient et que les gouverneurs s’enrichissaient, il y eut 1,300,000 morts en France dans la grande famine de 1693-94 et 600,000 morts dans celle de 1709.[5] Rien de tel en Angleterre. Depuis le 17e siècle, les immigrants sont venus en terre autochtone pour fuir la misère et la mort.
La Conquête a coïncidé avec le déclin du commerce des pelleteries. La fourrure était moins à la mode à Paris, qui d’ailleurs pouvait s’approvisionner par la suite auprès des Américains. Le premier ambassadeur américain en France, Benjamin Franklin, qui avait sous le régime anglais fondé le premier bureau de poste à Montréal, s’est assuré de porter fréquemment des fourrures dans la capitale française. Il eut un succès-bœuf, ce qui assura de nouvelles fortunes à New York. Les rapports économiques demeuraient l’explication fondamentale.
Les Français ne voyaient pas en Nouvelle-France en 1760 d’autre intérêt économique que le commerce des fourrures. Elle était devenue « quelques arpents de neige » pour Voltaire. Placés devant un choix par les Anglais, les ministres de Louis XV ont préféré se concentrer sur la traite des Noirs pour faire fructifier les champs de canne à sucre des Antilles. Les esclaves venus d’Afrique étaient des instruments économiques tout comme les nations autochtones d’Amérique du Nord, qu’on ne pouvait pas asservir pour la raison pratique que leur mobilité était nécessaire au commerce.
Les Autochtones ont connu d’autres horreurs sous les Anglais. Au moins, le droit anglais contenait en germe la notion de droits ancestraux qui est aujourd’hui le fer de lance de leur reconnaissance constitutionnelle et du droit international en mutation. Le droit français n’a jamais reconnu aucun droit ancestral.
Plus récemment, le gouvernement du Québec a été le plus grand bénéficiaire de la Loi sur les Indiens. Le gouvernement fédéral lui a rendu le service d’anéantir presque complétement l’occupation autochtone du territoire afin qu’il puisse faciliter celle des industries forestière, minière et hydroélectrique. Comme toujours depuis la colonisation française, les deux ordres de gouvernement ont agi au service du capital étranger.
Aujourd’hui, nos nationalistes conservateurs citent la Nouvelle-France comme un modèle d’égalité entre les peuples et de relations harmonieuses. Certains veulent m’apprendre la méthode historique, ce que je ne peux évoquer sans sourire. Leur entreprise de mystification n’a qu’un but : cacher la complicité québécoise dans l’oppression canadienne des Autochtones. Ils rêvent d’un pays où les droits ancestraux seront abolis et où ils seront les nouveaux maîtres. Ce n’est pas ainsi que les choses vont se passer.
Les Autochtones ont perdu les deux tiers des terres des réserves qui leur ont été promises par le Canada. Au 19e siècle, un évêque du Bas-du-fleuve a écrit à son frère, un ministre fédéral, pour faire disparaître une réserve des Malécites, ce qu’il a obtenu. Comme Lahontan, je préfère les faits réels aux idées reçues.
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