Refus et résistance

2021/09/03 | Par L’aut’journal

Le 26 janvier 2010, Pierre Vadeboncoeur nous faisait parvenir cette dernière contribution à L'Action nationale avant sa mort survenue le 11 février. Une analyse pénétrante de la situation, comme toujours, mais aussi, une formidable conviction qu'à terme « nous n'avons pas dit notre dernier mot ».

Les Québécois tendent depuis longtemps à s’évader du modèle politique qui prévalait en Grande-Bretagne jusqu’à l’avènement des travaillistes : les whigs, les tories, ici le parti libéral et le parti conservateur. Une tendance de fond faisait dérailler cette politique bi-partisane qui prenait appui non seulement sur des intérêts et sur la solidarité des anglophones dans ce pays conquis, mais aussi sur un cadre institutionnel structurant le tout dans des formes élaborées de longue date en Angleterre.

Une bonne partie des Québécois, peut-être plus de la moitié maintenant, veut toujours plus ou moins consciemment enrayer cette mécanique, fausser le jeu du fédéralisme et brouiller les cartes des deux partis traditionnels, introduire dans la politique québécoise et canadienne une dynamique que le système ne peut assimiler. Présentement, au fédéral, à cause du Bloc, le Parti libéral est déstabilisé, incapable de retrouver sa position dominante. N’ayant plus l’appui des Québécois, il est en état de déséquilibre au Canada.

Tout au long du XXe siècle, la perturbation que je souligne a pris diverses formes. Sur un siècle, nous avons manifesté de manière soutenue une tendance à nous écarter de la normalité constitutionnelle.

Le Québec politique, quand il est conscient de lui-même, produit sur l’unité canadienne un effet de distorsion. Il trompe les calculs de l’ordre établi. Il dérange. Il fausse l’institution.

Voici quelques jalons. Ils forment un beau chapelet de paradoxes, du point de vue du ROC. Henri Bourassa contre Laurier, en 1910. L’Action libérale nationale, dans les années trente, contre le libéral Taschereau et les partis traditionnels. Le Bloc populaire, dans les années quarante, contre le gouvernement libéral de Mackenzie King et contre la conscription. Le séparatisme de Chaput et de Barbeau, suivi de tout le mouvement indépendantiste, qui dure depuis. En 1968, René Lévesque et le mouvement souveraineté-association. Le Parti québécois, porté au pouvoir le 15 novembre 1976. Enfin le Bloc, au fédéral, par la suite.

C’est une constante historique. Il faut en faire ressortir la logique, qui est celle de la résistance.

Cela a traversé le siècle. Ses différentes manifestations forment les maillons d’une même chaîne. Ce ne sont pas des accidents fortuits et sans suite. Distincts en apparence comme évènements, ils sont liés au contraire organiquement. Ils illustrent l’équivoque dans laquelle nous sommes par rapport au Canada.

Tel est le sens d’une histoire qui au fond ne cesse de tendre vers l’indépendance, consciemment ou non, et qui, en tout cas, se caractérise par le refus. Cela ne peut se fondre dans le creuset confédéral.

Une importante partie des Québécois est en profond désaccord avec la politique patiemment assimilatrice du pays à notre égard. Une force centrifuge persistante anime ce Québec contre le fédéralisme et les deux grands partis qui le représentent, à l’exception du Parti conservateur qui présentement, à cause des circonstances, occupe une place vacante. Les fédéralistes francophones ne semblent pas se rendre compte qu’ils sont les instruments d’un génocide tranquille. La politique fédéraliste conduit à ce résultat. Système feutré, très anglais par sa prudence.

Une certaine fatalité joue au surplus contre nous. Elle tient à l’évolution démographique et aussi à l’intensification des rapports culturels avec les États-Unis. Notre esprit assez velléitaire favorise d’ailleurs le statu quo et de même notre patience séculaire, qui est celle des paysans que nous avons été.

Le fédéralisme, pour nous fatal à terme, n’a, dans ce contexte, qu’à se laisser porter. Tout peut s’accomplir par la force des choses et c’est ce sur quoi il mise.

Curieuse dialectique que celle de deux forces antagonistes – souverainisme, fédéralisme – qui ne s’affrontent guère avec éclat. Le fédéral, quant à lui, n’a pas intérêt à dramatiser la situation ni à précipiter les évènements. Bien au contraire. Pour ce qui est de nous, critiques du fédéralisme, le mouvement de contestation de l’ordre constitutionnel reste dans les limites que lui impose un électorat hésitant, et les Québécois souverainistes, qui sont en nombre, se contentent d’offensives sporadiques, très significatives mais jusqu’ici nullement décisives. Ils campent sur leurs positions, maintiennent l’opposition au niveau qu’elle a atteint, mais ils demeurent relativement passifs.

Nous sommes dans une situation paradoxale. Il faut croire que nous nous en accommodons. Peut-être faut-il penser qu’elle correspond à nos possibilités réelles…

C’est tout de même singulier. Notre défaite historique définitive est une possibilité, elle peut finir par arriver un jour, mais cette perspective ne provoque pas de réaction populaire décisive et nous nous arrêtons à un certain seuil dont les fédéralistes sont conscients, mais que la moitié d’entre nous ne semble pas vouloir franchir. Nous sommes menacés comme nation, mais en définitive tout se passe comme si nous ne l’étions pas vraiment.

Nous avançons donc les yeux fermés vers l’avenir. C’est le cas d’une grande partie de la population, trait national probablement hérité de notre passé colonial.

Or, c’est cette portion qui influence en fin de compte les possibilités réelles d’action et les réduits à sa mesure. C’est elle qui retient tout par sa propre passivité. Quel paradoxe, mais quelle évidence ! La partie amorphe de la population détermine la politique globale de cette population ! Elle fait l’histoire ! C’est elle qui décide que l’avenir ne sera pas ! Le peuple est dépossédé par elle de ses moyens d’action. L’indifférence a plus de poids que le mouvement, et l’inconscience plus de conséquences que la conscience ! Nous sommes menés par une partie de la population qui ne va nulle part… Elle exerce une influence déprimante sur l’opinion dans son ensemble.

Cette lourdeur finira-t-elle par se confondre de manière définitive avec le poids de l’histoire sur nos destinées ?

Le Québec est tenu de façon excessive par sa fraction réactionnaire et cela constitue un phénomène sociologique singulier. Pourquoi la réaction a-t-elle ici une telle influence ? Pourquoi avons-nous tant l’impression d’attendre que l’opinion générale évolue encore et se rallie ? Les éléments actifs eux-mêmes marquent le pas, comme s’ils avaient peu confiance de pouvoir entraîner le peuple à leur suite.

Cela a pour effet de fixer la politique dans une espèce de stade intermédiaire où finalement rien de concluant ne se produit. Nous sommes toujours dans l’antichambre de l’histoire.

Il faudrait faire ici le procès des leaders. Nous ne pourrons nous en tenir indéfiniment à la procrastination. Faire l’avenir et ne pas le faire, agir mais différer, entreprendre et ne pas entreprendre, envisager un avenir sans forcer l’évènement. Nous n’aurons pas su créer un mouvement que sa propre dynamique entraînerait plus loin.

Dans la mentalité d’une partie des progressistes subsiste un curieux principe de freinage, comme si la réaction était toujours un peu dans notre caractère. Cela nous vient de notre histoire. Nous n’avons pas suffisamment confiance en nous-mêmes.

Nous vivons donc une contradiction. D’une part, comme je le disais au début, notre politique conteste les formes et les institutions établies, partis traditionnels, fédéralisme, unité canadienne et ainsi de suite. D’autre part, elle ne va pas au bout de sa logique; elle sursoit, ne rompt pas une fois pour toutes avec les éléments qui la retardent. Elle manque de hardiesse. Les dirigeants du mouvement attendent le gros de la troupe.

Peut-être d’ailleurs ne peuvent-ils guère faire autrement. La culture de l’action dans une société donnée conditionne bien des choses. La nôtre est sans doute marquée par une histoire trop remplie d’échecs et d’atermoiements. Nous attendons une majorité de voix, nous dépendons des référendums, nous attendons la permission ! L’insuccès d’un référendum nous paralyse chaque fois pour quinze ans. Les acteurs sont à la remorque de l’opinion.

Aucune révolution, aucun changement radical n’auraient eu lieu dans l’histoire si, au préalable, le succès avait dépendu d’un vote majoritaire. Ni la Révolution française, ni la Révolution russe, ni l’accession de tel ou tel pays à l’indépendance, à commencer probablement par les États-Unis. Aucun vote populaire n’a précédé la Confédération canadienne elle-même. Du reste, on s’est gardé de le solliciter. Le Canada n’est pas né de la démocratie.

Nous n’avancerions donc maintenant qu’à coups de référendums ? De quinze ans en quinze ans ? L’avant-garde ne serait pas une avant-garde ? Elle serait conditionnée par le poids d’une certaine opinion publique distraite et relativement indifférente ? Les leaders n’auraient pas leurs coudées franches et négligeraient de se poser eux-mêmes comme une vraie force ? Ils dépendraient du rituel cyclique de la consultation populaire institutionnalisée ? Il faudrait non seulement voter sur des conclusions mais sur les initiatives qui y conduisent ? Il n’y aurait pas d’avant-garde déjà résolument en mouvement – et libre, et assumant ses responsabilités d’avant-garde ?

Le Bloc donne cependant le bon exemple. Il continue comme il a commencé. C’était une création. Il n’est pas sorti d’un congrès. Le Bloc fut d’abord un fait, paradoxal à souhait, improvisé, puis porté par les nécessités comme elles se présentaient. Il y a du leadership dans son action, et de l’invention.

Il mord sur les réalités qui nous entourent et nous conditionnent. Il pose le problème du Québec, qui est sans solution si ce n’est celle de l’indépendance. Il ne le résout pas. Qui en effet peut le résoudre au sein du fédéralisme ? Le Bloc fait face à un mur. C’est ce que ce parti démontre par sa propre existence. Une importante partie des Québécois le soutient et c’est parce qu’elle vit la même expérience que lui : pas d’issue, un mur. Celui-ci s’appelle le Canada.

Le Bloc donne la plus exacte image de notre situation réelle. Il exprime un effort de libération, mais justement un effort entravé comme nous tous. Une politique qui idéalement ne serait pas aliénée. Donc vraie. Mais en échec, comme nous. Il montre la limite de notre aspiration vers le pouvoir, par la réalité même de sa situation.

Ce que nous dit le Bloc, c’est que, si nous voulons l’indépendance, il faudra passer outre et la faire. Il n’y a pas d’autres sorties, si ce n’est tout le contraire : une sortie de piste. Le Bloc manifeste la rigueur de cette alternative.

Voilà la signification ultime du rejet des vieux partis, les whigs et les tories, les libéraux et les conservateurs ici. On ne joue plus leur jeu de dupes, soit. On est tout seuls devant l’histoire telle qu’elle se présente. Là, il n’y a pas de fausse issue. Il n’y a, en dernière analyse, que l’impossibilité du succès, vérité vraie de notre condition dans la Confédération. Ou l’on adopte une position de rejet à l’égard de celle-ci, ou l’on s’abandonne à une politique décidée par d’autres selon leurs intérêts, qui est pour nous le chemin d’une lente désintégration.

Le Bloc est dans un cul-de-sac, celui où nous sommes nous-mêmes. Il ne peut aller nulle part et c’est exactement notre situation, qui est bloquée comme la sienne. Il dénonce par son fait le régime fédéral dans lequel les Québécois ne sauraient demeurer sans s’y perdre. La Confédération fut notre dernière illusion, et justement le Bloc, marginal et majoritaire à la fois, la répudie directement. Il n’y a pas d’équivoque. Il manifeste la situation inextricable où il se trouve, qui n’est autre que la nôtre. Nous voyons à nu notre avenir dans ce parti qui n’en a pas. Il montre à la fois l’impasse absolue qui est la sienne et les limites rigoureuses de la politique canadienne.

Le Bloc est un pis-aller, qui en même temps marque l’extrémité de ce que nous pouvons tenter de faire au sein de la Confédération. Liberté tronquée. Vigoureuse par sa manifestation, mais c’est vraiment le bout du chemin.

Jamais le Québec n’ira plus loin sur cette lancée. C’est ce que le Bloc démontre par son expérience même, interdit comme il l’est du pouvoir. Il donne une leçon d’histoire, à savoir que l’Histoire, dans notre condition, n’est pas pour nous. Le Canada nous tient en dehors de l’histoire.

Le Bloc est la dernière expression du non-conformisme historique et de la déviance que j’évoque au début de cet article. Politiquement incongru, il illustre par cela même notre vérité, notre insoumission, notre perpétuelle tendance à nous soustraire à la logique de la politique dominante. Il incarne dans les faits, en apparence absurdement, la plus claire expression de notre condition nationale, réduite à une condition provinciale. Le Bloc n’est pas un véhicule politique normal, et justement il n’existe pas pour nous de tel véhicule. Le Bloc démontre donc, à l’inverse des illusions entretenues par les partis fédéralistes, que notre existence politique, au sens plein du mot, est une illusion.

Nous nous évadons du cadre institutionnel prévu pour nous pour notre perte. Nous n’avons pas le choix. Il faut sortir du piège. La critique qui inspire un tel refus est fondée. Nous l’opposons depuis cinquante ans au fédéralisme. Chose évidente, les Québécois, une bonne partie d’entre eux en tout cas, s’écartent du modèle politique convenu, pancanadien, bipartisan, savamment calculé et conçu pour prévenir une politique québécoise libératrice. La moitié de nos forces va cependant se perdre dans des partis institutionnels convenus. Nous luttons contre une conspiration profondément dissimulée par une constitution. Les pratiques démocratiques partisanes traditionnelles, le discours officiel (ainsi que des mesures acceptables de gouvernement, dans ce contexte…), obstruent les voies de notre émancipation.

Le fédéralisme mise sur tout cela, pendant que le peuple québécois et francophone s’enlise peu à peu dans une histoire à laquelle on l’empêche obstinément de se soustraire. Un génocide en douce, comme je disais jadis.

Cependant, le souverainisme a gagné une bonne partie de l’opinion. Le modèle politique évoqué au début de cet article est contesté. Notre histoire est entravée, mais l’autre histoire qu’on nous oppose l’est aussi ces temps-ci. Cela fait un beau salmigondis. Le Canada existe-t-il ? Le Parti libéral, qui le défendait le mieux, est en pitoyable état au Québec. Le Parti conservateur, sans affinités québécoises, occupe plus ou moins par hasard un théâtre vide. Le souverainisme est cohérent au milieu de l’incertitude politique environnante. Ce contraste doit bien signifier quelque chose.

La politique stéréotypée d’inspiration britannique, contexte réactionnaire transplanté au Canada et utilisé contre nous par la réaction dans ce pays, s’avère de plus en plus en question depuis 1960 au Québec. La situation présente est peut-être la plus confuse jamais vue.

La Révolution tranquille se poursuit – le Bloc, le PQ – parce que le problème québécois n’est pas réglé et ne se réglera pas dans les termes voulus par le Canada anglophone. Le souverainisme maintient le Québec en éveil. Nous sommes toujours subordonnés, mais aujourd’hui sur un terrain instable pour l’adversaire.

Qu’est-ce que je viens de montrer ? Un pan d’histoire, la nôtre. À travers les obstacles, une persistance, une logique profonde, une mémoire qui n’oublie pas, une volonté trop patiente, appuyée sur une conscience diffuse mais tenace.

Nous n’avons pas dit notre dernier mot.
 

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