États-Unis contre Billie Holiday l’avant- gardiste

2021/09/22 | Par Angelika Nguyen

Le film commence sur un plan fixe. Au premier coup d’œil, on voit une flopée d’hommes blancs qui rigolent, des jeunes, et peut-être aussi, plus loin, à l’arrière-plan, quelques femmes.

Puis la caméra se déplace légèrement en direction de ce qui provoque l’hilarité du groupe : c’est un corps humain qui se consume sur un bûcher ; s’il est méconnaissable en tant qu’individu, on reconnaît sans peine qu’il s’agit d’un Afro-américain, probablement torturé à mort par cette populace sanguinaire composée d’honorables citoyens américains. Au-dessus, une information en toutes lettres : en 1937 a été déposé devant le Sénat américain un projet de loi sur l’interdiction du lynchage, projet qui n’est pas passé. La photo n’a pas été mise en scène, elle est authentique.

Après cette introduction, pour le moins choquante, la première scène. Nous sommes en 1957, Billy Holiday, la célèbre chanteuse noire, est interviewée à la radio. Elle est visiblement épuisée, malade, elle n’a plus que deux ans à vivre. Le modérateur demande à Holiday pourquoi elle continue encore à chanter cette chanson Strange Fruit, alors que, évidemment, ça va lui causer des ennuis de la part du gouvernement. La réponse de Holiday tient en une phrase : « Avez-vous déjà assisté à un lynchage ? » Le modérateur est abasourdi. C’est qu’il est blanc, le monde est donc bien comme il doit être. Mais Billy Holiday est une chanteuse noire des USA des années 40 et 50. Le Black Code inscrit dans les lois de son propre pays s’applique à elle aussi. Pour elle, le monde ne tourne pas rond. « Il s’agit des droits de l’Homme. », répond-elle au modérateur borné. « Je suis venue apporter la paix et je vais chanter All of me. » ; le public est enthousiaste.

Dès le début, Lee Daniels, le régisseur, organise les scènes de telle façon que les deux mondes des USA, le noir et le blanc, s’affrontent continuellement. Flashback dix ans plus tôt, à l’époque des grands succès de Holiday au café Society de New York. A la fin de ses concerts, elle chante systématiquement Strange Fruit, que les clients du café — blancs ou noirs — attendent. C’est là-dessus explicitement que le café faisait reposer sa publicité. Qu’y avait-il de si particulier dans cette chanson ? Certes, ce qui a rendu Billy Holiday célèbre, ce sont ses chansons d’amour et son blues de la solitude, si riche en nuances. Mais Strange Fruit la fait entrer dans l’histoire du mouvement civique noir des USA.

Cette chanson, qu’elle a interprétée pour la première fois en 1939, est la plus politique des chansons qui ait jamais été chantée dans un micro américain, le contraste avec le glamour de l’époque est saisissant. Le texte en était tellement explosif que la police fédérale a été amenée à intervenir. De quoi s’agissait-il, qu’y avait-il là de si dangereux qu’on l’a taxée d’« appel à l’insurrection » ? Le texte décrit des fruits « étranges », qui pendent aux arbres dans les États du Sud, des corps noirs qui se balancent dans la « brise du Sud », des bouches déformées, des yeux révulsés. Il décrit comment le doux parfum des magnolias vire soudain à une odeur de chair qui brûle. La chanson braquait les projecteurs des plus grandes salles sur un aspect épouvantable de la réalité sociale américaine ; souvent, la chanteuse s’affichait avec une fleur aux cheveux et des habits de fête.

La chanson a été écrite en 1937 par Abel Meeropol, un parolier juif blanc de New York, à une époque où ce que l’on appelait déjà la « ségrégation raciale » était encore tout à fait normale aux USA et le lynchage de Noirs dans le Sud, à l’ordre du jour. En sa qualité de membre de la diaspora juive et par ailleurs communiste, Meeropol n’ignorait rien des persécutions. C’est l’émotion qu’il a ressentie en voyant la photo d’un lynchage qui lui en a inspiré le texte et la mélodie.

Dès sa première vraie rencontre avec ses managers, il ressort tout de suite qu’Holiday doit arrêter de chanter cette chanson, l’argument étant que le gouvernement est contre. Le film commence avec cette rupture biographique dans la vie de Holiday que constitue le moment où le FBI décide d’exercer des poursuites contre elle ; officiellement pour consommation de drogue, mais en réalité, c’est à cause de Strange Fruit. Holiday résiste, elle veut continuer à chanter sa chanson lors de ses prochains concerts, comme d’habitude ; mais il se passe quelque chose, autant dans les regards de ces hommes que dans leur silence — Holiday recule, elle sent le danger existentiel.

Cette menace imprègne toute l’atmosphère du film, mis à part quelques intermèdes débridés et une tournée du groupe, plutôt joyeuse, en bus. Le FBI a pris prétexte de l’héroïnomanie d’Holiday pour la surveiller — et finalement l’arrêter. Lee Daniels décrit de façon on ne peut plus circonstanciée les ficelles d’une police raciste au plus haut point. Deux hommes du FBI, partisans d’un pouvoir d’État répressif et qui ont existé réellement, le Blanc Harry J. Anslinger, chef de l’Agence américaine de lutte contre la drogue, une figure classique du méchant (conscient de son pouvoir, fanatique, misogyne, raciste, haïssant le jazz en général et Holiday en particulier), et le Noir Jimmy Fletcher, chargé, en sa qualité d’enquêteur clandestin, de flirter avec Holiday pour la prendre en flagrant délit de consommation d’héroïne. Une femme noire au sommet de sa gloire, qui a sa place réservée dans les clubs et les théâtres de la Côte Est, va perdre la confiance des autorités à cause d’une chanson à caractère politique et se faire anéantir : voilà l’intrigue du film.

Holiday est guettée sans cesse par ses persécuteurs, sur scène, dans la rue, dans sa chambre d’hôtel et même jusque dans son lit. Lee Daniels raconte la déchéance d’Holiday comme une intrigue politique. Holiday comprend que le charme de Fletcher n’est qu’un truc pour l’arrêter, mais pour elle, ce n’est qu’un coup bas de plus dans sa vie ; le suivant ne tarde pas à arriver lorsqu’elle entend le verdict du tribunal : elle est condamnée à de la prison, alors qu’elle avait pensé qu’elle s’en sortirait avec une simple obligation de soins. On voit alors à quel point elle réussit à supporter la prison et à s’adapter, autant que faire se peut, à cette communauté.

Lorsqu’elle quitte la prison, Holiday paraît revigorée, elle semble avoir repris confiance en elle. Elle fait une tournée avec son groupe, ce qui lui vaut de faire un comeback grandiose à guichets fermés au Carnegie Hall. Mais en tant que reprise de justice, elle a perdu sa licence, ce qui aggrave encore sa dépendance vis-à-vis d’hommes qui l’exploitent. L’État frappe une fois de plus : cette fois, on lui reproche de consommer des drogues et la police se retrouve devant chez elle. Holiday, l’interprète de Strange Fruit, est chassée, jusque dans la mort.

Mais le réalisateur ne se contente pas de cela. Il met l’agent Fletcher sur le même plan que Billy, ce qui lui permet de répartir singulièrement l’attention sur les deux personnages. L’entourage de ce second rôle est décrit avec plus de détails que celui de Billy : les compliments de ses collègues du FBI, pour avoir si bien arnaqué Holiday (« A Harlem, un Blanc se serait fait pincer ! Tu nous ouvres la voie ! ») ; sa mère, qui le lui reproche, mais avec un bon sens qui ne lui va pas : quand Fletcher lui dit : « J’ai mis Holiday en prison parce que la drogue nous détruit, nous, le peuple noir. », sa mère lui répond : « Ce n’est pas pour de la drogue qu’elle a été jetée en prison, c’est pour Stranger Fruit. C’est pour nous qu’elle chante cette chanson-là ! ». A ce moment-là, ce n’est plus l’actrice qui parle, c’est le metteur en scène. Dommage pour la scène, une gifle de Maman Fletcher aurait été plus crédible.

Tout en devenant de plus en plus amoureux d’elle, Fletcher continue à espionner Holiday, il revient sans cesse, presque compulsivement, à son bureau du FBI. Billy et lui finissent par former un couple, une histoire d’amour bien vénéneuse. Parfois, on ne sait plus de quel point de vue on se situe, si c’est celui de Fletcher ou celui de Billy. Le problème du film, c’est qu’il veut trop en dire, et pourquoi pas, de préférence, tout dire. Comme il le reconnaît lors d’un interview, le metteur en scène aurait aimé pouvoir approfondir davantage encore la relation amoureuse qu’Holiday avait établie avec l’actrice Tallulah Bankhead. Il se faisait une joie de présenter un jour le Director‘s Cut.

Le plaisir qu’a Daniel à raconter s’étire au-delà de la fin du film. Après le générique, on raconte ce que sont devenus les acteurs et que l’interdiction des lynchages a été examinée par le Senat US dans le cadre du Emmett-Till-Antilynching-Act, finalement adopté après l’achèvement du film — le 26 février de l’année 2020 !

De l’abolition formelle de l’esclavage en 1865 à l’égalité devant la loi avec le Civil Rights Act de 1964, le chemin a été long et douloureux pour les Afro-américain.e.s — et il l’est encore aujourd’hui, comme le montrent les violences policières anti-Noirs actuelles et le mouvement Black Lives Matter. On ignore encore trop tout le travail qu’a fait Billy Holiday pendant cette période historique comme combattante d’avant-garde pour les droits civiques des Noirs. C’est un des mérites du film que de l’avoir présentée comme une héroïne, d’avoir montré sa vie particulièrement mouvementée, où elle n’a jamais connu la paix, pas même au moment de sa mort : c’est encerclée par des agents du FBI et menottée sur son lit qu’est morte, à 44 ans à peine, Billy Holiday.

Dans le rôle-titre, Andra Day donne d’elle une représentation grandiose. C’est une chance pour le film, parce qu’elle joue aussi bien qu’elle chante. Elle sait faire tinter sa voix comme le faisait Billy Holiday, mais elle sait aussi interpréter les chansons tout à fait à sa manière, comme la chanteuse de R&B qu’elle est. Ce qui lui a valu d’être nominée pour l’Oscar, qu’elle n’a malheureusement pas eu.

La scène la plus forte peut-être du film se déroule loin de toute agitation, dans le hall d’un hôtel chic en 1947. Holiday, qui est célèbre depuis longtemps, veut prendre l’ascenseur avec son amie blanche Bakhead. Le liftier, un tout jeune Afro-américain, lui tient tête et lui dit qu’elle n’a pas le droit de le prendre. Holiday insiste, alors que son amie blanche lui propose de prendre le monte-charge avec elle. Le jeune homme dit alors : «Dans le Sud, on nous lynche pour moins que ça. » Elle lui jette, à lui, le serviteur noir qui ne veut que garder son job, sa cigarette toute allumée sur son uniforme de service. Il sort de l’hôtel en pleurs. Après cet épisode, le jeune homme, visiblement ému, tente de récupérer son sang-froid. Ce qui fait la force de cette scène, c’est qu’ils règlent un conflit entre eux alors qu’en réalité ils sont tous les deux sur le même versant de ce conflit — contre les Blancs tout- puissants. Ce thème connaît aussi des variations sous les traits de Fletcher, l’agent du FBI, et du manager noir de Holiday. A elle seule, la couleur de peau ne crée pas l’unité, pas plus que la détresse partagée ne crée le courage de changer quoi que ce soit ou que la grande popularité n’autorise à utiliser l’ascenseur ou les places avant du bus.

La chanson a gagné en notoriété après sa mort. En 1978, Strange Fruit a accédé au Grammy Hall of Fame et le Times Magazine l’a décrêtée chanson du XXème siècle. Sur scène, elle accusait les coupables, elle montrait que, dans le Sud, le lynchage relevait des activités normales, voire de la fête populaire, comme le raconte James Baldwin dans son sombre récit La peau nue de l’homme. Le noyau de la chanson, c’est que les coupables ne puissent pas se sentir plus longtemps innocents. Elle renvoyait à l’avenir, elle annonçait la volonté de l’homme noir aux USA de ne plus accepter cela plus longtemps. Ce n’est pas grâce aux légendes que sont devenus Malcolm X ou Martin Luther King, qui étaient encore des enfants lorsque Billy a chanté la chanson pour la première fois, que les Afro-américain.e.s ont commencé à se soulever au XXème siècle, c’est grâce à Billy Holiday, qui a chanté et rechanté Stranger Fruit pendant vingt ans jusque peu avant sa mort, malgré la surveillance du FBI et alors qu’elle ne pouvait entrer en scène que par les entrées dérobées que lui autorisait la loi « For Colored ».

Dans le film, Andra Day, chante cette chanson-là, dont il est question tout le temps. Mais c’est une expérience bien plus grande encore que d’écouter l’enregistrement original de 1959 que Billy Holiday en a fait peu avant sa mort. Elle est très amère, furieuse, inconsolable, elle chante la chanson de sa vie, c’est son adieu à la vie.

Traduction de l’allemand, Didier Aviat

The United States vs. Billie Holiday USA
2021- 130 min.
Réalisateur : Lee Daniels
Scénario : Suzan-Lori Parks
Avec : Andra Day, Trevante Rhodes, Garrett Hedlund
Production : Lee Daniels, Jordan Fudge, Tucker Tooley, Joe Roth, Jeff Kirschenbaum, Pamela Oas Williams

Musique : Christopher Gunning
Cinématographie : Andrew Dunn
Montage : Jay Rabinowitz

L’article original est accessible ici

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