L’autre Amérique de Mathieu Bock-Côté

2021/09/22 | Par Pierre Dubuc

Texte de 2 400 mots.

Dans une de ses chroniques hebdomadaires dans le quotidien de droite français Le Figaro, intitulée « L’autre Amérique contre le ‘‘wokisme’’ » (3 juillet 2021), Mathieu Bock-Côté (MBC) affirme que « dans de nombreux États américains, on assiste à une vaste mobilisation contre la Critical Race Theory (CRT) ».

Il reprend à son compte la définition d’adversaires de la CRT, selon laquelle elle serait « une idéologie toxique cherchant à racialiser intégralement les rapports sociaux et condamnant les fondements de la nation américaine, qu’il faudrait déconstruire, et même supprimer ». Rien de moins ! De plus, la CRT aurait pour objectif « d’essentialiser les Blancs à la manière d’une catégorie néfaste dans l’histoire humaine, qu’il serait nécessaire d’abolir symboliquement et de déconstruire culturellement pour que la diversité advienne ».

MBC salue le fait que déjà plus d’une vingtaine d’États légiférerait, sous la pression des militants anti-CRT, pour combattre sa propagation dans les écoles. Pour le chroniqueur, la mobilisation serait « d’abord et avant tout populaire » et rappellerait « l’existence de cette Amérique tocquevillienne qui repose d’abord sur les communautés locales, où chacun s’engage pour sa patrie en participant à la vie de son milieu ». À cet égard, il mentionne les « town hall meetings » et la participation aux élections scolaires, en plus de l’inscription de cette question dans les sections locales du Parti républicain. Au passage, il salue « le rôle central de Christopher F. Rufo, un journaliste qui a entrepris de documenter l’emprise de cette théorie bien au-delà du seul milieu scolaire. »

Quelque temps après l’article de MBC, son collègue au Journal de Montréal, le chroniqueur Joseph Facal, enfourchait le même cheval dans un article intitulé « Wokisme: la contre-offensive est amorcée » (31 juillet 2021). Se réjouissant que « vingt-six États américains ont introduit ou s’apprêtent à introduire des lois pour bannir ou limiter l’enseignement de la CRT aux niveaux primaire et secondaire », Facal reconnaissait que « la majorité de ces États sont aux mains des républicains », mais soutenait qu’« il serait réducteur de ramener tout le parti à la figure de Donald Trump qui, de toute façon, n’a jamais eu le moindre intérêt pour les questions éducatives ».
 

L’origine de la Critical Race Theory (CRT) 

Mathieu Bock-Côté emprunte à la droite républicaine sa définition de la CRT. Bien entendu, certains auteurs antiracistes défendent des concepts s’en rapprochant, comme Robin DiAngelo dans son livre Fragilité blanche (Les Arènes, 2020), qui a connu un énorme succès aux États-Unis. Sociologue blanche américaine, elle concentre ses recherches sur les privilèges blancs. Elle donne des sessions de formation aux Blancs dans des entreprises et d’autres institutions pour qu’ils prennent conscience de leurs privilèges. Elle est accusée de vouloir culpabiliser les Blancs. Mais sa vision n’en est une que parmi plusieurs autres dans un immense débat qui fait rage aux États-Unis.

En fait, l’origine de la CRT remonte aux années 1970. Des chercheurs se sont alors demandés pourquoi, malgré des avancées obtenues par la lutte pour les droits civiques, le racisme et la ségrégation n’avaient pas été éradiqués de la société et que les héritages de l’esclavage, de la ségrégation et les lois Jim Crow étaient toujours présents. Constatant que les lois et les structures existantes perpétuaient toujours la discrimination, ils en ont déduit qu’il fallait changer le cadre juridique, voire institutionnel, pour mettre fin à ces inégalités.

Kimberlé Crenshaw a réuni en 1996 certaines de ces analyses dans un livre intitulé « Critical Race Theory : The Key Writings That Formed the Movement ». Plus tard, elle a élargi l’analyse au féminisme et a inventé le terme « intersectionnalité », compris comme l’accumulation des discriminations, dont est victime une personne en fonction de son origine ethnique ou sociale et de son genre.
 

L’effet George Floyd

Nous savons que la mort de George Floyd a provoqué un immense mouvement de protestation contre le racisme aux États-Unis et ailleurs dans le monde. Sur une période de six semaines, plus de 4 700 manifestations ont eu lieu dans pas moins de 2 500 localités réparties sur tout le territoire américain. Selon une étude publiée dans le New York Times, il est estimé que ces mobilisations ont regroupé de 15 millions à 26 millions de personnes entre la fin mai et le début du mois de juillet.

Un intérêt nouveau s’est exprimé pour les publications contre le racisme. Les ventes du livre sur le CRT de Chrenshaw ont triplé. D’autres livres ont aussi été des succès de librairie. Par exemple, How to Be an Antiracist (One World) d’Ibram X. Kendi s’est vendu à deux millions d’exemplaires.

Des professeurs ont voulu intégrer cette préoccupation dans leur enseignement. Après tout, la majorité des élèves des écoles publiques américaines est non blanche, alors que les profs sont à 80 % blancs. C’était le cas d’un professeur à la Gladwyne Elementary School dans une banlieue Philadelphie. Il s’est demandé comment expliquer aux enfants les protestations qui ont suivi la mort de George Floyd et repositionner l’enseignement de l’histoire.

La réaction ne s’est pas fait attendre. Elana Yaron Fishbein, mère de deux enfants de cette école, a protesté avec l’envoi d’une lettre au superintendant de la commission scolaire dans laquelle elle prétendait que le cours était « un plan pour endoctriner les enfants dans la ‘‘woke’’ culture ». Elle a retiré ses enfants de l’école pour les inscrire dans une école privée et a fondé un groupe pour combattre l’enseignement antiraciste, qu’elle a appelé No Left Turn in Education. Elle a été invitée au Tucker Carlson Show sur la chaîne Fox News. Le jour suivant, le nombre des « followers » sur sa page Facebook est passé de 200 à 30 000. Peu après, le groupe avait 30 chapitres dans 23 États.

Le journaliste Christopher Rufo, que MBC présente comme un journaliste, mais qui est surtout un membre du Manhattan Institute, un think tank conservateur, a été invité au Tucker Carlson Show pour dénoncer la CRT. Il a déclaré que c’était « une idée hostile, universitaire, clivante, obsédée par la question raciale, élitiste » qui constituait « une menace existentielle pour les États-Unis ». Le lendemain, la Maison-Blanche de Trump le contactait pour le féliciter (Donald Trump n’a pas « le moindre intérêt pour les questions éducatives », Monsieur Facal ?).

MBC salue la contribution de Christopher F. Rufo parce qu’il aurait « entrepris de documenter l’emprise de cette théorie bien au-delà du seul milieu scolaire. » Voici comment, selon ses propres propos, Rufo a « documenté » la CRT : « Nous finirons par rendre toxique la CRT, car nous regroupons toutes les insanités culturelles sous cette marque. L’objectif est de faire en sorte que le public lise quelque chose de fou dans le journal et pense immédiatement à la CRT. Nous avons décodé le terme et nous le recodifierons pour annexer toute la gamme des constructions cultuelles qui sont impopulaires auprès des Américains ».

Certains reconnaîtront ici le procédé souvent utilisé dans La Révolution racialiste (La Cité) de Mathieu Bock-Coté et dans des chroniques du Journal de Montréal.
 

Un mouvement « tocquevillien ». Vraiment ?

MBC présente la lutte contre la CRT comme un mouvement populaire de « l’Amérique tocquevillienne qui repose d’abord sur les communautés locales ». Voyons ce qui en est. Rapidement des think tank de droite comme la Heritage Foundation et l’American Legislative Exchange Council sont entrés dans la danse.

Mme Fishbein a déclaré avoir participé à des rencontres organisées par la Heritage Foundation avec des avocats de l’Idaho, du New Hampshire, de l’Oklahoma, du Texas et d’autres États pour discuter d’un modèle de législation à faire adopter pour bloquer la CRT. Déjà, l’Arkansas, la Floride, la Géorgie, l’Idaho, l’Iowa, le Montana et l’Oklahoma et le Tennessee avaient adopté des restrictions et 15 autres États avaient des législations en attente. Dans la très grande majorité des cas, aucune preuve n’a été produite d’un enseignement s’inspirant de la CRT.

D’autres organisations sur le modèle de No Left Turn in Education ont été créés. Elles fournissent aux militants des « boites à outils » pour les aider à remplir des requêtes aux commissions scolaires sur le contenu des cours et à publiciser leurs luttes auprès des médias. Au cours d’un même mois, Fox News et le site Breithart de Steve Bannon ont consacré 750 articles par semaines au mouvement. En quatre mois, Fox News a mentionné 1 300 fois le terme CRT.

Donnons deux exemples des actions « tocqueviliennes » entreprises par ces groupes. À South Kingstown au Rhode Island, les parents d’une garderie ont soumis, en deux mois, plus de 200 requêtes pour avoir accès aux curriculums scolaires des classes de niveaux supérieurs, à la liste des livres traitant du genre dans la bibliothèque et aux échanges de courriels concernant des plaintes à l’endroit de l’administration scolaire au cours des dix dernières années.

Au Nevada, la commission scolaire de Washoe County a dû mettre fin aux assemblées publiques après que des militants, ayant rempli l’auditorium, ont insulté et menacé les administrateurs. La Nevada Family Alliance a proposé d’installer des caméras personnelles sur les profs pour s’assurer qu’ils n’enseignent pas la CRT.
 

La guerre culturelle

Les politiciens républicains ont emboîté le pas. Trente-neuf sénateurs républicains ont déclaré que l’enseignement de l’histoire qui met l’accent sur le racisme est une forme « d’endoctrinement militant ». Une trentaine d’élus républicains de la Chambre des représentants ont présenté un projet de loi intitulé CRT Act, visant à bannir les formations « à l’égalité raciale et à la diversité » dispensées aux employés fédéraux. Le sénateur républicain du Texas Ted Cruz a déclaré : « La CRT est un mensonge aussi raciste qu’un membre du Ku Klux Klan en robe et cagoule blanche ».

Un enjeu clivant est le 1619 Project. Il provient d’un travail de recherche multimédia publié par New York Times, récompensé en 2020 par le prix Pulitzer du documentaire politique. Il date la naissance des États-Unis avec l’arrivée du premier esclave sur la Côte Est, en 1619. Il est loin de faire consensus, même parmi les historiens progressistes.

Donald Trump qui, comme on le sait « n’a jamais eu le moindre intérêt pour les questions éducatives » selon Facal – a répliqué avec la création de la Commission 1776, date de la Révolution américaine, chargée de promouvoir « l’enseignement patriotique ». Il a aussi demandé à son administration de « supprimer les budgets consacrés aux formations à la CRT » ou « à toute autre propagande enseignant ou suggérant que les États-Unis sont un pays raciste et mauvais par nature ».

Dès son arrivée à la Maison-Blanche, Joe Biden a mis un terme à cette initiative. Il a reconnu à Tulsa (Oklahoma), lieu de l’un des plus importants lynchages de l’histoire américaine en 1921, que ce type de drame avait été permis par « un racisme systématiquement inscrit dans nos lois et notre culture », qui a « encore un impact aujourd’hui ».

Cependant, la bataille continue au niveau des commissions scolaires. Steve Bannon, l’ex-conseiller de Donald Trump, a déclaré : « La voie pour sauver la nation est très simple. Elle va passer par les commissions scolaires ». Selon lui, c’est « un Tea Party à la puissance 10 » qui se prépare, faisant référence au mouvement populiste conservateur qui a permis aux républicains d’infliger une raclée à Barack Obama et aux démocrates lors des élections de mi-mandat de 2010. En fait, les Républicains réalisent qu’ils ne peuvent vaincre les démocrates et Biden sur le terrain économique et social, son plan de relance étant trop populaire. Ils ont donc choisi de mener la bataille sur le terrain culturel.
 

Les « town hall meetings »

Dans son article Mathieu Bock-Côté présente les « town hall meetings », comme étant la quintessence de la démocratie américaine. Sans doute était-ce le cas à l’époque d’Alexis de Tocqueville, l’auteur de La Démocratie en Amérique paru en 1835. Mais pour en connaître le fonctionnement aujourd’hui, référons-nous à l’expérience du congressman Bob Inglis, tel que relaté dans le livre de Christopher Leonard Kochland, The Secret History of Koch Industries and Corporate Power in America (Simon and Schuster).

Bob Inglis était un républicain conservateur d’un district conservateur d’un des États les plus conservateurs des États-Unis : la Caroline du Sud. Il bénéficiait de l’appui de Koch Industries, dont le Political Action Committee (PAC) avait versé 10 000 $ à sa campagne électorale de 2008. Mais il a eu le malheur de ne pas s’opposer à une loi qui allait à l’encontre des intérêts des frères Koch.

Les congressman ont parmi leurs obligations civiques la tenue régulière de « town hall meeting » où ne se présente habituellement qu’une poignée d’électeurs. Mais, à son grand étonnement, Inglis se trouve confronté à une foule hostile de plus de 500 personnes enragées contre Washington, Obama, la loi Waxman-Markey et… Inglis ! Ils dénoncent, entre autres, l’Obamacare en prétendant qu’il va servir à introduire dans leur corps une puce qui permettra au gouvernement de les contrôler.

Ce n’était pas des contestataires habituels, rapporte Inglis à Leonard, mais des gens d’âge mûr, Blancs pour la plupart, semblant financièrement à l’aise. À l’arrière de la salle, une personne filmait la réunion. Sans surprise, quelque temps plus tard, se pointe un opposant, Trey Gowdy, à l’investiture contre Inglis. Il bénéficie d’un soutien financier de 7 500 $ des Koch et de l’appui d’une foule déchaînée contre Inglis lors des assemblées publiques. Ce dernier a confié à Christopher Leonard qu’il a craint d’être assassiné, sachant que plusieurs des participants étaient armés. Le jour du scrutin, Inglis ne récolte que 29 % des votes contre 70 % à Gowdy.

Inglis ne fut pas le seul à subir un tel assaut. Les huit républicains qui avaient appuyé la loi furent aussi l’objet de cette fureur. Bien plus, on voit apparaître dans les défilés de l’Independance Day de ce 4 juillet, des manifestants brandissent des pancartes « I Want My Country Back », « Say no to Socialism », « Silent no More ». Ces mobilisations ne sont pas le fruit du hasard. Elles sont orchestrées par un obscur groupe, Americans for Prosperity (AFP), qui a des chapitres dans 38 États et le District de Columbia. L’AFP est financé par les frères Koch.
 

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