La nation canadienne

2021/09/29 | Par André Binette

L’auteur est constitutionnaliste
 

Le Canada est un État multinational caractérisé par l’inégalité des nations qui le composent. La réalité sociologique d’un État multinational est perçue comme menaçante ou déstabilisante par la nation canadienne, qui préfère la nier et n’en saisit souvent pas les implications.  La Constitution du Canada est la constitution de la nation canadienne, qu’elle a imposée aux nations québécoise et autochtones.

Chacune de ces nations peut adopter sa propre constitution en exerçant son droit à l’autodétermination interne. Le droit à l’autodétermination interne de la nation québécoise et des nations autochtones comprend aussi le droit de ne pas être soumis à une constitution d’une autre nation sans son consentement. Ce droit fondamental collectif n’a pas été respecté par la nation canadienne en 1867 et en 1982. 

Les droits collectifs sont aussi des droits humains fondamentaux. Les droits ancestraux sont des droits collectifs des nations autochtones qui ont été partiellement reconnus par la Constitution du Canada. Les nations autochtones détiennent à la fois des droits ancestraux de nature collective garantis par le droit canadien et le droit à l’autodétermination interne, tout aussi collectif, établi par le droit international.

La nation canadienne, dans sa constitution, a ignoré les droits collectifs autochtones en 1867 et les a reconnus en 1982 en excluant le plus important d’entre eux, le droit à l’autonomie gouvernementale, qui est l’équivalent en droit canadien du droit à l’autodétermination interne en droit international. Les provinces, à l’exception notable de la Colombie-Britannique, refusent généralement de reconnaître le droit à l’autonomie gouvernementale de peur d’affaiblir leurs compétences exclusives sur leur territoire et leurs ressources naturelles.  Le gouvernement fédéral l’a fait dans une loi en juin 2021, sans qu’on puisse encore en mesurer les effets.

La nation canadienne a refusé de reconnaître la nation québécoise dans sa constitution en 1867 et en 1982, ainsi que dans les projets de réforme constitutionnelle appelés l’Accord du lac Meech et l’Accord de Charlottetown qui ont échoué. L’Accord de Charlottetown tentait à la fois de reconnaître la société distincte du Québec et le droit autochtone à l’autonomie gouvernementale, alors que l’Accord du lac Meech qui l’avait précédé portait uniquement sur le Québec. L’idée de nation est nettement plus substantielle que celle de société distincte. La différence entre elles est que seules les nations détiennent le droit inhérent à l’autodétermination. Le concept de société distincte, inconnu sur le plan juridique, était une idée artificielle destinée à évacuer l’idée d’autodétermination.

Les deux Accords mentionnés avaient été précédés par trois conférences constitutionnelles des premiers ministres fédéral et provinciaux de 1983 à 1985. Ces conférences étaient destinées à renforcer les droits autochtones dans la Constitution et avaient été prévues par la Loi constitutionnelle de 1982. Elles ont également échoué. Le Québec sous le gouvernement de René Lévesque s’est distingué à ces conférences par son appui marqué aux droits autochtones, allant même jusqu’ inclure les chefs du Québec dans sa propre délégation, ce qui était sans précédent et ne s’est pas reproduit.

Peu avant de quitter le milieu politique en 1985, René Lévesque a fait adopter une résolution par l’Assemblée nationale qui reconnaissait dix nations autochtones (elles sont devenues onze en 1989 quand les Malécites du Bas-du-Fleuve ont été ajoutés). Cette résolution de 1985, adoptée au nom de la nation québécoise, allait au-delà de la constitution de la nation canadienne de 1982 puisqu’elle reconnaissait le droit à l’autonomie autochtone à l’intérieur des lois du Québec. La résolution promettait aussi d’institutionnaliser le dialogue entre la nation québécoise et les onze nations autochtones du Québec par la création d’un forum parlementaire permanent, une promesse non tenue à ce jour.

La nation canadienne est devenue dominante au Canada par la force des armes, par la conquête de la nation québécoise et l’occupation effective des territoires autochtones par l’armée britannique et canadienne et la GRC.  La nation canadienne s’est ensuite accrue par une immigration massive et permanente. Le Canada est une fédération qui est aussi un empire intérieur fondé sur un rapport de domination entre nations.

Les nations se définissaient autrefois sur une base ethnique et elles peuvent toujours le faire. On disait autrefois que le Canada était formé de deux peuples fondateurs, les Canadiens français et les Canadiens anglais.  La nation canadienne n’a jamais accepté cette idée, qui servait surtout à consoler le Canada français pour la Conquête et la défaite des Patriotes en 1837-38.  La thèse des deux nations supposait l’existence d’un droit de veto du Québec à l’encontre de tout changement constitutionnel inacceptable. Ce droit de veto n’a jamais été inscrit dans la Constitution, mais le gouvernement du Québec soutenait qu’il s’agissait d’une règle non écrite de la Constitution. Dans les constitutions de type britannique comme celle du Canada, les règles non écrites sont les plus importantes; par exemple, la fonction de premier ministre n’existe pas dans la constitution; on ne peut y voir que la reine, le gouverneur général et le lieutenant-gouverneur. 

En 1982, la Cour suprême a répudié la thèse des deux nations fondatrices et affirmé que le droit de veto du Québec n’avait jamais existé, mais qu’il existait une règle non écrite que le rapatriement de la Constitution ne pouvait avoir lieu qu’avec l’appui d’une majorité substantielle de provinces sans inclure nécessairement le Québec. Comme le gouvernement de Trudeau père n’avait alors l’appui que de deux provinces, il lui a fallu négocier avec les autres provinces anglophones. Le résultat de cette négociation fut la clause dérogatoire, qui n’a jamais été demandée par le Québec, et que les provinces anglophones ont obtenue en échange de leur appui sans le Québec. C’est ainsi que la nation canadienne, et les juges qu’elle s’est donnés ont violé le droit à l’autodétermination interne de la nation québécoise.  

Quelques années plus tard, longtemps après le rapatriement, le gouvernement Chrétien a fait adopter une loi qui redonne un droit de veto au Québec en exigeant son consentement à tout changement constitutionnel. Cette loi ne fait pas partie de la Constitution. Elle peut être supprimée ou modifiée par le gouvernement fédéral du moment sans le consentement de l’Assemblée nationale. La nécessité du consentement de la nation québécoise n’existe donc qu’à la discrétion de la nation canadienne. Ceci est contraire au droit à l’autodétermination reconnu par le droit international, qui existe en tout temps et est inaliénable, ce qui signifie qu’il ne peut être aboli par une autre nation et qu’on ne peut y renoncer davantage qu’un individu ne peut renoncer à son droit à la vie ou à sa liberté dans un contrat.

Il en est de même des droits ancestraux autochtones; les clauses de cession des droits ancestraux qui ont toujours été exigées par le gouvernement du Canada dans les traités sont invalides en droit international, comme l’Instance des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones l’a souvent répété. En matière autochtone, le Canada ne se conforme pas au droit international. Par ailleurs, aucune loi n’exige le consentement des nations autochtones aux changements constitutionnels qui les concernent, mais les tribunaux reconnaîtront peut-être un jour une règle non écrite en ce sens.

La définition moderne des nations est territoriale. Les membres d’une nation sont les personnes qui vivent sur un certain territoire, quelle que soit leur origine. Dans cette perspective, tous les habitants du Québec font partie de la nation québécoise.  Cette nouvelle définition de la nation a été acceptée par la Cour d’appel du Québec lorsqu’elle a validé au printemps 2021 la loi 99, la Loi sur les droits fondamentaux du peuple et de l’État québécois, adoptée en 2000 par l’Assemblée nationale. Cette loi affirme le droit à l’autodétermination du peuple québécois.

La nouvelle définition territoriale de la nation doit toutefois être nuancée. Les nations autochtones peuvent continuer de se définir sur une base raciale, même si leurs membres sont souvent issus de mariages mixtes avec des membres d’autres nations autochtones ou non autochtones.  Une nation ne peut pas imposer à une autre nation sa définition de celle-ci; c’est pourtant ce que fait la Loi sur les Indiens, qui est colonialiste. L’autodétermination comprend l’autodéfinition.

La nouvelle définition de la nation doit également être nuancée par le fait que des nations peuvent coexister sur un même territoire. Ainsi, des membres de la nation canadienne vivent au Québec et des personnes qui s’identifient à la nation québécoise vivent ailleurs au Canada. En plus de l’aspect territorial, le rattachement d’une personne à une nation comprend un critère psychologique. Un étudiant québécois à Paris s’identifie généralement à la nation québécoise ou canadienne, mais non à la nation française.

De plus, on peut cumuler l’appartenance à différentes nations, même si on ne cumule pas les citoyennetés. La citoyenneté est une notion entièrement différente dont les conditions sont fixées par l’État, qui est en l’occurrence l’État de la nation canadienne. Justin Trudeau peut s’identifier à la fois à la nation québécoise et à la nation canadienne, mais en cas de conflit entre les deux il fera prévaloir la nation canadienne. Une personne autochtone peut s’identifier à trois ou quatre nations : sa nation d’origine, une autre nation autochtone si ses parents sont de différentes nations, la nation québécoise, la nation canadienne. Elle peut aussi n’en choisir qu’une ou deux. Certaines personnes tenteront de faire coexister ces différentes identifications toute leur vie même si c’est parfois difficile. Le critère territorial est plus objectif : on peut difficilement accepter qu’une personne fasse partie de la nation québécoise si elle n’a jamais mis les pieds au Québec. Une personne autochtone qui vit à Montréal ou à Toronto peut toutefois continuer à s’identifier à sa nation.

Il n’existe aucune différence significative sur le plan juridique entre les peuples et les nations. En anglais, la nation signifiait traditionnellement tous les habitants d’un État, ce qui était à peu près la définition d’un peuple en français. On distinguait aussi parfois dans les sciences sociales entre le peuple, qui est une collectivité distincte, mais passive dont les revendications sont généralement limitées, et la nation qui est consciente d’être l’agent de sa propre histoire et qui a des revendications territoriales. Celles-ci sont également ce qui distingue les nations des minorités.  Certains groupes, tels que les Acadiens, semblent osciller entre l’identification aux concepts de peuple, de nation ou de minorité.  Les francophones hors Québec ne sont ni des peuples ni des éléments de la nation québécoise; ils sont des minorités faisant partie de la nation canadienne, ce qui n’empêche pas que la nation québécoise puisse leur exprimer une certaine solidarité culturelle, comme elle le fait avec d’autres   nations étrangères dans la Francophonie. La nation québécoise est plus proche sur le plan culturel de ces minorités et autres nations qu’elle ne l’est de la nation canadienne, qui ne reconnaît qu’avec mauvaise volonté son existence et ses droits, et qui ne veut pas inscrire cette reconnaissance dans sa constitution

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