Je vous remercie de votre invitation à exprimer mon avis sur le projet de loi 96. Je tâcherai d’y répondre avec le souci de rigueur que l’on attend d’un mathématicien.
Depuis bientôt 50 ans, je suis de près l’évolution de la situation linguistique au Québec. J’ai résumé mes observations à ce sujet dans mon livre Le français en chute libre, paru l’hiver dernier.
Depuis le début des années 2000, la chute spectaculaire du poids de la population de langue française au Québec s’accompagne d’une stabilisation inédite, et même d’une progression tranquille du poids de celle de langue anglaise. Le rapport de force entre le français et l’anglais ne cesse par conséquent de se détériorer. Autrement dit, l’anglicisation du Québec est en marche.
Tout comme la loi 101, le projet de loi 96 vise à faire du français la langue commune au Québec. Cependant, au contraire de la loi 101 dans sa version d’origine, le projet de loi 96 n’est pas susceptible d’atteindre cet objectif.
La loi 101 comptait de nombreuses mesures contraignantes qui, prises ensemble, promettaient de faire vraiment du français la langue commune au Québec. Elle imposait l’école française pour les enfants des futurs immigrants, l’école française pour les enfants des futurs migrants en provenance de l’Ontario et d’ailleurs au Canada, l’école française pour les enfants des francophones de souche, l’affichage commercial en français seulement, et j’en passe.
Par comparaison, l’économie générale du projet de loi 96 tombe à plat. Le rôle exemplaire qu’il assigne à l’Administration ne s’appuie sur aucune combinaison de mesures contraignantes qui imposerait l’usage du français comme langue commune dans la vie de tous les jours. Les simples soldats de l’État se retrouveront fins seuls en première ligne à gérer la langue de communication avec leurs clients. Libre à peser de tout son poids, l’inertie de l’anglais en tant que langue commune du Canada, sinon du monde entier, fera le reste.
Que le projet de loi 96 n’ait pas les moyens de ses ambitions ressort clairement de la persistance de la supériorité coriace de l’anglais comme langue d’assimilation.
En déposant le projet de loi actuel, son auteur a fixé 90 % comme cible pour la part du français dans l’assimilation des allophones. C’est parfaitement bien visé. C’est la part de l’assimilation des allophones qui doit revenir au français, si l’on veut stabiliser le rapport de force entre le français et l’anglais au Québec. Toutefois, il est tout aussi impératif de mettre fin, en même temps, à l’anglicisation des francophones eux-mêmes, actuellement en plein essor sur l’île de Montréal. Le projet de loi 96 ne permettra d’atteindre ni l’une, ni l’autre de ces deux cibles.
Avant la loi 101, la part du français dans l’assimilation des allophones n’était ni de 0, ni de 10, ni de 20 %, comme l’ont avancé divers intervenants. Elle était, selon le recensement de 1971, de 27 %. En 2016, elle s’élevait à 55 %. Cela représente, au total, une hausse de 28 points de pourcentage.
Dans mon livre, j’ai démontré qu’au moins 18 de ces points s’expliquent par des modifications apportées au questionnaire du recensement, d’abord en 1991, et encore en 2001, et par l’arrivée successive de cohortes d’immigrants allophones qui étaient en majorité francotropes et qui, d’ailleurs, avaient souvent adopté le français comme langue d’usage avant même d’immigrer au Québec.
La loi 101, en propre, n’aurait donc fait progresser la part du français dans l’assimilation des allophones que de 10 points, tout au plus. Par comparaison, il est évident que le projet de loi 96 n’offre rien de comparable aux dispositions scolaires de la loi 101, et qui permettrait de combler les 35 points qui manquent pour atteindre le 90 %.
Quant à l’anglicisation des francophones, sa dernière hausse, entre 2011 et 2016, a annulé à peu près totalement le progrès, durant la même période, du français comme langue d’assimilation des allophones. Autrement dit, l’anglicisation des francophones compromet maintenant le rattrapage qu’opérait depuis 1971 le français sur l’anglais, sur le plan du gain global que tire chacune des deux langues du phénomène d’assimilation.
C’est ainsi que le Québec a dépassé, maintenant, le point de bascule.
En 2016, le taux d’anglicisation des jeunes adultes francophones sur l’île de Montréal avait atteint 6 %. Le même taux était autour de 20 % dans chacune des municipalités à majorité anglophone de l’île, de même que dans chacune des municipalités à majorité anglophone de l’Outaouais.
Il n’y a rien dans le projet de loi 96 qui serait susceptible de mettre fin à cette anglicisation des francophones.
Voyons maintenant quelques mesures à envisager.
J’ai démontré au cours de mes recherches que les dispositions scolaires de la loi 101 sont les seules mesures à avoir fait progresser de façon significative le français comme langue d’assimilation des allophones. Au vu de ce mince progrès d’au plus 10 points et des 35 points qu’il reste à combler, et au vu de l’assimilation croissante des francophones eux-mêmes à l’anglais, étendre la loi 101 aux études collégiales est incontournable.
C’est aussi insuffisant. Pour renverser l’anglicisation du Québec qui est en marche depuis le début des années 2000, autrement dit pour donner au français un élan décisif dans l’assimilation des allophones et pour mettre réellement fin à l’anglicisation des francophones à Montréal et dans l’Outaouais, le principe de précaution commande également d’étendre la loi 101 au baccalauréat.
La recherche à cet égard est concluante. La langue des études pertinentes à l’exercice d’un métier ou d’une profession a un lien indéniable avec la langue utilisée par la suite sur le marché du travail. Celle-ci, à son tour, a un lien indéniable avec la langue d’usage à la maison. Et le nombre total d’années d’études en français est en corrélation positive avec son emploi subséquent tant comme langue de travail, que comme langue d’usage au foyer.
Concrétiser le statut du français comme langue commune en réinstaurant le français comme unique langue d’affichage commercial paraît également indispensable. Rien dans le projet de loi 96 n’oblige les nouveaux arrivants adultes qui ignorent le français à l’apprendre et à l’utiliser dans leur vie quotidienne. Au contraire, l’affichage instauré à l’origine par la loi 101 faisait de l’apprentissage et de l’utilisation du français une obligation pratique de tous les jours. De façon plus puissante et immédiate que toute autre mesure, il faisait une promotion de tous les instants de l’usage du français comme langue commune des Québécois. Y compris entre francophones et anglophones de souche.
Je vous remercie de votre attention.
Pour la vidéo de la présentation de Charles Castonguay et de ses échanges avec les membres de la Commission parlementaire, cliquez ici.
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