Le droit constitutionnel est la seule branche du droit qui éveille l’inconscient collectif des nations. À certains moments, il soulève les passions. L’inconscient collectif est une notion développée après les horreurs de la Première Guerre mondiale par le grand psychologue suisse Carl Jung, le plus brillant élève de Freud qui a dépassé son maître.
L’inconscient collectif est par définition irrationnel. Quand ses pulsions deviennent trop fortes, il faut les porter à la lumière de la raison. Cela ne se fait pas sans déchirements et conflits intérieurs. Le principal message de Jung est que si l’inconscient collectif n’est pas intégré à la conscience, il peut devenir violent et autodestructeur, ce qui donne entre autres des guerres ou des conflits politiques colériques et très émotifs.
C’est ici que le constitutionnaliste qui veut approfondir et comprendre les choses s’intéresse à la psychologie nationale. Certains événements ou certaines attitudes ne peuvent s’expliquer de manière satisfaisante qu’en référant à l’inconscient collectif canadien, québécois ou autochtone. C’est parce qu’ils sont profondément irrationnels.
Souvent ceux qui expriment les émotions profondes ou les préjugés d’une nation ne sont pas sensibles, pour longtemps ou pour toujours, au langage de la raison. L’inconscient collectif est si puissant que même des intellectuels très éduqués ou des dirigeants politiques peuvent y succomber. Leurs attitudes peuvent aggraver les choses.
Adolf Hitler est le meilleur exemple d’un inconscient collectif incontrôlé. Jung s’est réfugié en Suisse pour laisser passer la tempête catastrophique que cet homme infernal a déclenchée. L’inconscient collectif est alors devenu une pathologie nationale et internationale.
Après les souffrances horribles de la Deuxième Guerre mondiale, le nationalisme a eu mauvaise presse pendant des décennies dans plusieurs disciplines universitaires parce qu’il était associé à l’expression négative de l’inconscient collectif. Le nationalisme était considéré par de prétendus experts comme une expression primitive de la conscience humaine. Ce rejet de toute forme de nationalisme était lui-même irrationnel.
C’est ainsi qu’au Canada nous avons eu les Trudeau père et fils qui ont nié la légitimité du nationalisme québécois. Selon eux, le Canada avait dépassé ce stade primaire de la conscience politique. Ils affirmaient que le Canada était moralement supérieur parce que le nationalisme canadien n’existait pas et que le Québec était attardé. Selon eux, le Canada était à l‘avant-garde de l’humanité. C’est un mensonge intellectuel, politique et moral. Trudeau fils, qui n’est pas un intellectuel vigoureux comme son père, a repris la vision fausse et trompeuse de ce dernier.
Devant lui, Trudeau père avait une version positive et saine du nationalisme québécois, celle de Lévesque et Parizeau. Ceux-ci avaient réussi à intégrer l’inconscient collectif de notre nation de manière raisonnée dans notre conscience politique. Mais Pierre Elliott et son utile second Jean Chrétien savaient, de manière cynique et délibérée, manier la part sombre de l’inconscient collectif québécois, celle qui contient nos peurs et nos insécurités.
L’inconscient collectif s’exprime souvent par le combat des idées à l’intérieur du droit constitutionnel. Celui-ci est un langage codé comme celui des informaticiens. À l’inverse de celui-ci, ce langage transmet des émotions collectives de génération en génération.
Dites-moi si vous pouvez lire les phrases suivantes sans éprouver un frémissement émotionnel. Elles sont tirées de notre histoire constitutionnelle :
« La Reine est notre chef d’État. Elle détient en droit tous les pouvoirs. Nous vivons dans le Royaume du Canada. » (André Binette)
« Louis Riel sera pendu même si tous les chiens canadiens-français se mettent à aboyer. » (John A. Macdonald, premier ministre du Canada.) Ou à l’inverse : « Riel, notre frère, est mort. » (Honoré Mercier, premier ministre du Québec.)
« Si les Indiens veulent conserver la Loi sur les Indiens que je voulais abolir et dont ils n’ont pas besoin pour qu’ils deviennent individuellement égaux à tous les Canadiens, ils peuvent conserver leurs ghettos. » (Pierre Elliott Trudeau, premier ministre du Canda, en 1973.)
« Les Indiens ont le droit de garder la discrimination dont ils sont victimes. » (Jean Chrétien, ministre des Affaires indiennes du Canada, en 1973.)
« Nous sommes quelque chose comme un grand peuple. » (René Lévesque le soir de sa prise du pouvoir le 15 novembre 1976.)
« L’indépendance du Québec ressemblerait à un crime contre l’humanité. » (Pierre Elliott Trudeau, premier ministre du Canada, dans un discours au Congrès américain en 1977.)
« Si on se sépare du Canada, nous n’aurons plus d’oranges, de pensions de vieillesse ou de pétrole. » (Jean Chrétien dans la campagne référendaire de 1980).
« Nous, les députés du Québec, nous mettons notre tête sur le billot pour avoir du changement. » (Pierre Elliott Trudeau dans son discours au centre Paul-Sauvé quelques jours avant le référendum du 20 mai 1980).
« Si je vous ai bien compris, ce sera pour la prochaine fois. » (René Lévesque le soir du référendum du 20 mai 1980.)
« Le chat est parmi les pigeons. » (Pierre Elliott Trudeau lorsqu’il a réussi à briser l’alliance entre Lévesque et les provinces anglophones opposées au rapatriement de la Constitution en novembre 1981).
« Quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, le Québec est libre de ses choix. » (Robert Bourassa, premier ministre du Québec, après l’échec de l’Accord du lac Meech en 1990).
Toutes ces citations, parfois approximatives, ont fait partie de débats fondamentaux collectifs sur notre destin national. Si vous ressentez une émotion en les lisant, c’est que vous êtres branchés sur notre inconscient collectif qui est transmis d’une génération à la suivante. Tous ne le sont pas également, mais presque tous le sont à des degrés différents. Certains ressentent ces émotions davantage que d’autres, mais elles peuvent refaire surface à certains moments intenses de manière surprenante.
Toutes ces déclarations ont eu d’importants effets en droit constitutionnel, parce qu’il est lui aussi branché sur notre inconscient collectif et qu’il fait partie de notre culture nationale. La culture et les arts ont toujours été, partout et en tout temps, l’expression la plus saine de l’inconscient collectif. L’inconscient collectif se manifeste clairement dans les séries de la coupe Stanley, qui le canalisent pacifiquement la plupart du temps. Le droit constitutionnel a pour fonction d’en faire autant toute l’année par une guerre civile non violente. C’est ainsi que nous avons un théâtre constitutionnel permanent.
Pierre Eliott Trudeau, tel un envouteur constitutionnel, a vaincu l’expression positive de notre inconscient collectif à plusieurs reprises : en 1980 et en 1982 lorsqu’il était premier ministre, par la suite en 1990 et en 1995 en inspirant le rejet de l’Accord du lac Meech et le camp du NON au référendum. Mais nous ne sommes pas entièrement sans reproche non plus. Que dire de cette autre déclaration le soir du 30 octobre 1995 par un homme que j’admire?
« Nous avons perdu à cause de l’argent et des votes ethniques. »
Voulait-il dire l’argent et LES votes ethniques ou l‘argent et CERTAINS votes ethniques? Cette ambiguïté a fait un tort considérable au mouvement indépendantiste, tout comme l’expression cage aux homards qui est devenue proverbiale. Parizeau nous a donné lui-même le vocabulaire pour décrire de tels faux pas qui ont un effet collectif. Cela s’appelle bien sûr s’autopeluredebananiser.
Tout cela relève de ce que j’appelle le théâtre constitutionnel.
La Loi sur la clarté de Jean Chrétien? Du théâtre. Je convenais avec Louis Bernard un jour qu’il était facile de la contourner. Encore une fois, nous avons dramatisé parce que nos peurs collectives étaient en jeu. Cette loi a surtout servi à masquer le cuisant revers de Chrétien et de son âme damnée, mais médiocre Stéphane Dion, qui cultivait moins bien que Trudeau père la peur et le ressentiment, dans le Renvoi sur la sécession du Québec, la décision judiciaire la plus favorable à un mouvement indépendantiste de l’histoire humaine. J’ai été très impliqué dans cette affaire.
Vous voulez une autre arnaque théâtrale? L’idée de la partition d’un Québec souverain. Elle n’est pas sérieuse sur le plan juridique et encore moins sur le plan économique. Elle serait désastreuse pour les Autochtones qui seraient livrés à leur sort, et encore plus pour le Canada qui ne voudra pas voir ses autres nations autochtones avoir des idées et qui aura besoin d’une entente rapide avec le Québec pour partager sa dette et sauver sa monnaie. Mais ce n’est pas une idée rationnelle. Elle n’a qu’une seule fonction : intimider l’inconscient collectif des Québécois en nourrissant la peur, et pour plusieurs ça marche, car ils en ont des boutons. Revenons-en.
La pièce de théâtre de la rentrée se trouve à l’article 159 du projet de loi 96 sur la langue française, qui prétend modifier unilatéralement la Constitution canadienne pour y inscrire la nation québécoise. On nous dit que c’est une trouvaille de génie. Il me semble que si c’était vrai, Robert Bourassa y aurait pensé et se serait ainsi évité bien des problèmes.
En réalité, nous nous jouons nous-mêmes parfois de mauvais tours. Notre inconscient collectif a un fantasme, celui de l’impossible réconciliation avec le Canada. Je me souviens quand des gens croyaient que Trudeau père et Bourassa se rallieraient à la souveraineté, et qu’ils la feraient la main dans la main avec Lévesque et Parizeau. Ces jours-là, je voyais souffler le vent de l’irrationnel.
Ce fantasme a une cause bien compréhensible, l’angoisse de la survie de notre précarité nationale. Cette angoisse existe depuis que Jacques Cartier a laissé une partie de ses hommes derrière lui pendant qu’il retournait en France pour l’hiver, et qu’ils n’ont été sauvés de la mort que par la compassion autochtone. C’est le grand mythe fondateur québécois. Pour réussir l’indépendance, il faudra encore une fois que les nations autochtones nous montrent comment faire si nous avons l’intelligence collective de le comprendre, ce que nous sommes encore loin d’avoir démontré. Autrement, nous sommes fichus et nous disparaîtrons. Qui plus est, nous le mériterons.
Notre fantasme prend maintenant forme dans l’idée saugrenue que nous pouvons confondre les constitutions de différentes nations. Puisque la Loi constitutionnelle de 1982, que nous n’avons pas signée et dont nous ne reconnaissons pas la légitimité (il faut désormais le rappeler), nous donne le pouvoir de modifier la constitution provinciale, qui existe, mais qui n’est pas codifiée, au lieu de la codifier, modifions plutôt la Constitution du Canada! Ici, nous nous dépassons et nous entrons dans le théâtre de l’absurde de Beckett et d’Ionesco. Nous attendons Godot collectivement.
« Mais, mais », me répondait la députée libérale Hélène David en commission parlementaire, « le premier ministre du Canada et la Chambre des Communes ont appuyé l’idée en juin dernier ». Quelle charmante naïveté. Ces appuis sont venus en contexte pré-électoral à trois mois des élections qu’ils savaient qu’ils allaient déclencher. Ils savent que la Cour suprême dira non. Trudeau fils a appris de son père qu’on laisse faire le sale boulot par les juges fiables qu’ils sont les seuls à choisir, puisque les Québécois ont toujours la naïveté de croire à leur impartialité. C’est tomber encore une fois dans le panneau du cynisme et de la tromperie qui caractérise l’inconscient collectif et dominateur canadien.
L’article 159 du projet de loi 96 sur la nation québécoise s’adresse à une partie moins éveillée de notre inconscient collectif. J’ai dit en réponse à une question du député Pascal Bérubé que c’était de la pensée magique, en toute franchise et en tout respect. Ils ne pourront pas dire que je ne les ai pas avertis.
La pièce de théâtre est trop mauvaise pour être jouée jusqu’au bout. Ce gouvernement, du haut d’une popularité excessive, a perdu le nord constitutionnel et nous entraîne dans ses illusions. Il fonce à vive allure dans un mur constitutionnel quelque part dans son probable second mandat. Peut-être cela servira-t-il à le réveiller, ainsi que les somnambules que nous sommes depuis beaucoup trop longtemps.
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