La nation canadienne (2)

2021/10/20 | Par André Binette

L’auteur est constitutionnaliste

Il y a une quinzaine de jours, j’ai entrepris une réflexion dans les pages de L’aut’journal sur les différentes nations qui forment le Canada. J’ai souligné que le Canada est une fédération multinationale qui s’ignore. La Constitution du Canada est la constitution de la nation dominante, la nation canadienne, qui a constamment cherché à imposer un empire intérieur. Cette constitution de la nation dominante ne reconnaît pas l’existence de la nation québécoise. Elle reconnaît depuis 1982 les nations autochtones, qui comprennent les Premières nations amérindiennes (faute d’un meilleur terme), de même que les Inuit et les Métis, d’une manière partielle et tronquée. La Constitution du Canada n’est pas conforme au droit international parce qu’elle ne reconnaît pas pleinement les droits des nations autochtones et pas du tout la nation québécoise. 

Il existe toutefois d’autres collectivités au Canada qui se réclament, ou se sont réclamé, du statut de nations et qui pourraient détenir, comme toutes les nations, un droit substantiel à l’autodétermination interne (le droit à l’autodétermination externe est un autre débat): les Acadiens, les Terre-Neuviens et les Métis du Québec. J’examine ici brièvement chacun de ces cas.
 

Les Acadiens

Le cas des Acadiens est bien connu. D’origine française tout comme la nation québécoise, les Acadiens de la région canadienne de l’Atlantique ont vécu une histoire particulière marquée par une conquête préalable de leur partie de la Nouvelle-France et par le Grand Dérangement, la déportation de 1755, qui avait provoqué une certaine indignation dans l’opinion publique européenne. Celle-ci n’était toutefois pas encore très émue de l’esclavage des Africains ou des violences des colonisateurs à l’endroit des Autochtones.

Comme je l’ai indiqué dans mon premier texte, l’existence d’une nation découle d’une combinaison de facteurs objectifs et subjectifs. Parmi les critères objectifs, on trouve un territoire identifiable, une origine historique précise, une culture distincte et généralement, mais pas nécessairement, une langue commune (ni l’Inde ni Israël n’avait une langue commune au moment de l’indépendance). Ces critères objectifs comprenaient aussi autrefois une religion, une origine ethnique ou une race communes, mais ceux-ci sont aujourd’hui périmés.

Ces critères objectifs, à eux seuls, ne suffisent pas à créer une nation. Ils suffisent tout au plus à identifier une minorité qui aura des droits au maintien de son existence linguistique ou culturelle, mais aucun droit de nature territoriale; les droits sur le territoire appartiendront exclusivement à l’État qui pourra en disposer à sa guise; de plus, les droits des minorités à la représentation politique, en l’état actuel du droit international, sont limités. Il est clair que les francophones hors Québec et les anglophones du Québec sont des minorités. Le statut de minorité historique ou nationale n’existe pas en droit international, sauf si l’État veut bien le reconnaître, comme c’est le cas dans la Constitution du Canada pour les minorités de langue officielle.

Pour passer du statut de minorité à celui de nation, il faut tout un saut cognitif qui passe de manière obligée par une prise de conscience collective. Le facteur subjectif est crucial. D’un groupe résigné qui accepte sa situation historique et s’intègre plus ou moins rapidement à la majorité dominante, on passe à un acteur de sa propre histoire qui se considère responsable de son évolution collective et qui veut maintenir et renforcer son identité unique indéfiniment. Une telle prise de conscience a eu lieu au Québec au moment de la Révolution tranquille. Elle est généralement irréversible, mais elle peut subir des fluctuations. De telles fluctuations sont apparentes dans l’histoire récente du Québec et de l’Acadie.

L’affirmation de l’existence d’une nation acadienne par la Société nationale des Acadiens ou d’autres acteurs politiques ou culturels dans la région a généralement accompagné l’émergence du mouvement souverainiste au Québec et décliné avec lui. Elle pourrait renaître à nouveau en parallèle si ce mouvement se rallumait. On peut aussi considérer que la nation acadienne comprend les habitants québécois des Îles-de-la-Madeleine et les Français des îles Saint-Pierre-et-Miquelon. Un Québec souverain serait tout à fait justifié d’entretenir des liens particuliers avec la nation acadienne et de la soutenir dans ses revendications, mais ne serait pas justifié de prendre des décisions en son nom. Il s’agit de toute évidence d’une nation distincte de la nation québécoise. Quant à l’État canadien, il devrait reconnaître les nations québécoise et acadienne dans sa constitution, et offrir des excuses officielles à celle-ci pour le Grand Dérangement, puisqu’il est l’État successeur de la Grande-Bretagne qui a commis ce crime indiscutable contre l’humanité. 
 

Terre-Neuve

Le cas de la nation terre-neuvienne est moins connu, mais il est fascinant. Les Terre-Neuviens aiment dire que leur île a été découverte longtemps avant Jacques Cartier par Jean Cabot, un navigateur qui a sillonné ses côtes au nom du roi anglais Henri VIII en 1497, seulement cinq ans après la soi-disant découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, d’origine italienne tout comme lui; Jean Cabot ou John Cabot, mort l’année suivante, s’appelait en réalité Giovanni Caboto; il n’est pas entré dans le golfe Saint-Laurent.

Un jugement récent d’un tribunal de cette province a expliqué que lorsque Jacques Cartier est arrivé en 1534 au nom du roi de France, il a croisé plusieurs dizaines de bateaux de pêche européens, surtout basques ou portugais, ancrés à Terre-Neuve. Ils y venaient au moins depuis 1450, avant les prises de possession officielles. Ils y ont rencontré les Beothuks, qui se peignaient en rouge, d’où l’origine possible de la désignation de Peaux-Rouges pour l’ensemble des nations autochtones d’Amérique du Nord. Ils y ont aussi rencontré les Innus, qui étaient habitués au commerce avec les Européens des décennies avant l’arrivée des Français.

Les forces armées française et britannique se sont longtemps disputé l’île et se sont échangé plusieurs fois sa possession. Il ne reste de l’empire français en Amérique du Nord que le petit archipel de Saint-Pierre-et-Miquelon, déjà mentionné, qui élit un député à l’Assemblée nationale de France, et qui dépend en partie de ses liens avec le Canada pour sa survie économique. Terre-Neuve est devenue définitivement britannique au début du 18e siècle avant l’Acadie et le reste de la Nouvelle-France.

 On sait que Terre-Neuve, aujourd’hui appelée Terre-Neuve-et-Labrador dans la Constitution canadienne et dans sa constitution provinciale, est la dernière province à entrer dans la fédération canadienne en 1949 après deux référendums. Le premier référendum a présenté trois options constitutionnelles : l’entrée dans les fédérations canadienne ou américaine, ou le maintien du statut de colonie britannique (quand Winston Churchill a rencontré le président américain Roosevelt sur un navire de guerre au large de Terre-Neuve en 1941, il était chez lui et non dans les eaux canadiennes).

Comme aucune option n’a obtenu 50 % plus 1 des voix dans le premier référendum, on a laissé tomber l’option la moins populaire, qui était l’entrée aux États-Unis, et on en a tenu un deuxième en 1948. Finalement, l’attrait des toutes nouvelles pensions de vieillesse et allocations familiales canadiennes, pour une île très pauvre, l’a emporté. Le résultat du second référendum a donné 52% en faveur du Canada, malgré l’opposition de l’Église catholique. Ce résultat fut jugé très clair par le premier ministre canadien Mackenzie King.

Il est tout aussi clair que la nation terre-neuvienne a exercé son droit à l’autodétermination en 1948. Ce précédent est majeur pour l’accession à la souveraineté du Québec en droit canadien. Dans un sondage tenu en 2003, 12% des Terre-neuviens prônaient toujours la sécession, mais on ne perçoit aucune demande d’inscrire la nation terre-neuvienne dans la constitution canadienne. La sécession de Terre-Neuve pourrait revenir à l’ordre du jour si le Québec devenait indépendant.

Ce qu’on sait moins, c’est que Terre-Neuve a refusé la souveraineté que les Britanniques lui ont offerte.  Bernard Landry avait coutume de dire qu’aucun peuple n’avait refusé la souveraineté. Terre-Neuve lui apporte un démenti. Ce qu’on sait encore moins, c’est que cette offre fut faite dans le Statut de Westminster de 1931, une loi britannique majeure qui a accordé l’indépendance au Canada; cette loi ne contient nulle part le mot indépendance, mais le Parlement britannique s’y engage à ne plus légiférer pour le Canada, un euphémisme typique du droit constitutionnel britannique et canadien, qui préfère souvent ne pas dire la réalité politique.  

Le Statut de Westminster visait six Dominions de l’Empire britannique, les Dominions étant les colonies les plus autonomes qui étaient jugées les premières à être mûres pour l’indépendance. Le Canada et l’Afrique du Sud, tous deux fondés sur le racisme systémique, étaient considérés les plus autonomistes des Dominions et à l’avant-garde de la poussée vers l’indépendance. Le Canada avait déjà acquis une certaine personnalité internationale en devenant notamment membre de la Société des Nations, l’ancêtre de   l’ONU, sous le parrainage britannique. Le Canada et l’Afrique du Sud ont été les seuls Dominions à obtenir l’indépendance immédiatement en 1931.

Les quatre autres (l’Irlande, l’Australie, la Nouvelle-Zélande et Terre-Neuve) devaient prendre des mesures additionnelles pour activer l’offre d’indépendance dans leur système juridique interne : l’Irlande l’a fait la première en 1937, l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont suivi après la Deuxième Guerre mondiale, mais Terre-Neuve ne l’a jamais fait. Au contraire, au pire de la Dépression qui l’avait réduite à la misère, Terre-Neuve a renoncé à son parlement autonome en 1935 et a demandé à Londres de la gouverner directement comme aux origines de la colonie. Il s’agit d’un cas de régression constitutionnelle.

Il reste de cette histoire particulière une mer territoriale de trois milles que, selon la Cour d’appel de cette province dans un jugement qui n’a pas été porté en appel par le gouvernement canadien, Terre-Neuve est la seule province à détenir. Le territoire de toutes les autres provinces s’arrête au rivage, la Colombie-Britannique ayant tenté en vain d’obtenir en Cour suprême le même avantage. Il est d’ailleurs douteux que la Cour suprême aurait confirmé le jugement de la Cour d’appel de Terre-Neuve, qui a ses propres tendances nationalistes. L’affaire n’a pas été portée en appel par le ministre de la Justice du Canada, parce qu’il était lui-même un Terre-Neuvien nationaliste et un poids lourd dans un gouvernement conservateur. Le jugement de la Cour d’appel repose sur le fait que la colonie a été quasi-souveraine, et tel est l’état du droit canadien.
 

Les Métis

J’en viens maintenant aux Métis du Québec. La Constitution canadienne reconnaît les droits ancestraux de la nation métisse depuis 1982 au même titre que les autres nations autochtones, mais celle-ci doit prouver son existence dans chaque province. L’Assemblée nationale a reconnu onze nations autochtones au Québec (dix en 1985 et une en 1989), mais a refusé de reconnaître l’existence des Métis au Québec contrairement à la plupart des autres provinces, dont les provinces voisines de l’Ontario et de Terre-Neuve.

Une association de Métis du Québec a réclamé cette reconnaissance devant les tribunaux, mais a échoué parce qu’elle n’a pas réussi à remplir l’un des critères fixés par la Cour suprême : la preuve de l’existence historique d’un village ou d’un établissement situé au Québec qui aurait été considéré comme étant Métis. Si elle était reconnue, la nation métisse deviendrait la douzième nation autochtone au Québec.

À mes yeux, la nation québécoise dans son ensemble est notre douzième nation (ou la treizième si on compte les Métis). Beaucoup d’entre nous portons des gènes autochtones et notre culture a été indéniablement métissée.  La douzième nation (ou la treizième) est plus riche, plus populeuse et plus développée sur le plan politique que les autres. Cela lui donne une responsabilité particulière à leur endroit, qui fera l’objet d’une prochaine chronique.

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