Virginie Hébert publie ces jours-ci, aux Presses de l’Université Laval, un essai tiré de sa thèse de doctorat intitulé L’anglais en débat au Québec. Mythes et cadrages.
Disons-le d’emblée : alors que l’on s’imaginait que tout avait été dit sur la question linguistique, Virginie Hébert nous arrive avec un ouvrage qui couvre un angle totalement inédit de la question, soit les « cadres » et les « mythes » utilisés dans le débat sur l’enseignement de l’anglais, langue seconde, au Québec.
L’enseignement de l’anglais est en effet le terrain d’une chaude lutte entre les tenants du cadre « nationalisant », pour qui l’enseignement précoce ou intensif de l’anglais serait une menace pour le français et les tenants du cadre « globalisant » pour qui l’anglais serait un « outil » qui donne accès à « l’ouverture sur le monde ». Dans cet essai, Virginie Hébert se livre à une analyse minutieuse et exhaustive des divers « cadres » et mythes utilisés pour propulser et légitimer l’un ou l’autre discours.
Les vingt dernières années ont été dominées par un discours voulant que plus d’anglais, c’est bien, et que plus c’est tôt, mieux c’est. À entendre certains, l’anglais n’aurait que des vertus : « ouverture sur le monde », « modernité », etc. A contrario, le français nous condamnerait à la « fermeture », au « repli » et nous isolerait. Sentant le vent, Jean Charest a habilement annoncé la « mesure » d’anglais intensif obligatoire en mars 2011. Tous les francophones du Québec, avait-il annoncé, devront dorénavant obligatoirement faire de « l’anglais intensif » à l’école. La mesure consistait en cinq mois d’anglais « exclusif » (toutes les autres matières étant supprimées) lors de la sixième ou la cinquième année du primaire.
Si quelques voix dissidentes s’étaient élevées à l’époque pour dénoncer cette mesure jugée excessive qui venait sérieusement fragiliser le statut du français à l’école primaire, ces voix avaient été noyées par le discours célébrant « l’ouverture sur le monde ».
Au cours des vingt dernières années, le cadre « globalisant » est en effet devenu hégémonique dans le discours public, ce qui a mené à la mise en place de l’anglais en première année du primaire, de l’anglais intensif et des programmes « d’immersion anglaise » dans diverses écoles secondaires. Ces changements majeurs sont venus fragiliser le français comme langue « première » comme langue de « référence culturelle » chez les jeunes générations, au point où Statistique Canada a noté, en 2019, que les jeunes Québécois démontraient un attrait de plus en plus fort vers l’anglais et une volonté d’utiliser celui-ci dans « la vie quotidienne ». C’est ainsi que, insensiblement, un peuple bascule dans l’assimilation collective.
L’immense mérite de L’anglais en débat au Québec est de non seulement démontrer comment les cadres ont été utilisés dans ce débat récent afin de l’orienter, mais de remonter le temps pour nous faire comprendre que le mythe de l’anglais « langue universelle » est aussi vieux que l’Empire britannique lui-même (dont le Canada a depuis pris le relai à l’interne selon l’essayiste Marc Chevrier).
L’idée de l’anglais « langue universelle » émerge en effet au début du dix-neuvième siècle, alors que la Grande-Bretagne cherchait à consolider sa domination mondiale. Il est particulièrement fascinant d’apprendre que l’Inde a servi de terrain d’essai pour le développement de politiques linguistiques appliquées par après dans tout l’Empire britannique. L’East India Company, par exemple, qui avait besoin d’administrateurs locaux, sélectionnait alors un nombre limité d’élèves brillants pour recevoir une éducation en anglais (p. 24). L’anglais devint ainsi un instrument de formation des élites, un instrument de mobilité sociale ascendante; la demande pour de l’éducation en anglais en Inde ne cessera donc de croitre à partir de ce moment. Le parallèle historique que l’on peut faire entre la situation coloniale indienne de 1835 et celle du Québec de 2021 est éclairant; au Québec, le postsecondaire de langue anglaise est aussi utilisé comme instrument de formation des élites, un instrument de mobilité sociale ascendante et la demande pour de la formation en anglais au postsecondaire ne cesse également de croitre. Le Québec se trouve donc, avec le « libre-choix » de la langue au cégep, à appliquer des politiques coloniales britanniques datant du début du dix-neuvième siècle.
On trouve ce genre de perles tout au long de cet essai, passant de l’Empire britannique, de l’anglais utilisé comme langue de construction européenne au mépris de la diversité linguistique du Vieux continent, au rapport Bouchard-Taylor qui faisait, en 2007, de l’anglais la langue de « l’ouverture sur le monde » (p. 136). Le rapport Bouchard-Taylor estimait même qu’un défaut d’apprentissage de l’anglais par le « groupe majoritaire » allait conduire à un « repli identitaire » et à un « avenir sans horizon » (p. 137).
Quatorze ans après ce rapport, alors que 82% des anglophones, 53% des allophones et 19% des francophones refusent de reconnaitre le français comme langue officielle du Québec (Angus Reid), et au moment où les appels à la partition de Montréal, territoire « non-cédé » et ville « bilingue », c’est-à-dire anglaise, trouvent un écho politique grandissant, on voit à quel point Messieurs Bouchard et Taylor se sont fourvoyés en se laissant hypnotiser par le cadre « globalisant ». Ceux qui souffrent de « repli identitaire » au Québec, ce ne sont pas les francophones, bien au contraire.
Bref, cet essai de Virginie Hébert arrive à point nommé et nous permet de poser un regard neuf sur l’un des plus vieux débats à agiter le Québec depuis la Conquête anglaise. Il s’agit à mon avis d’un livre majeur.
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