Je vous remercie, monsieur le président et madame la vice-présidente des Intellectuels pour la souveraineté, pour votre aimable invitation. J’ai siégé à vos côtés sur le C.A. des IPSO il y a quelques années, et j’en suis très fier.
Bonjour à mes copanélistes. Salut Patrick (Taillon). Patrick, nous sommes d’accord 95% du temps. J’espère que tu ne m’en voudras pas pour ce soir. Tu seras toujours mon confrère et néanmoins ami.
Bonjour, bonsoir, à tous.
Je n’interviendrai que sur un point, qui occupera toute ma présentation. Je pourrai éventuellement répondre à des questions sur d’autres sujets.
J’interviens ce soir pour affirmer que l’article 159 du projet de loi 96, qui prétend modifier unilatéralement l’article 90 de la Constitution canadienne de 1867, à laquelle la Constitution de 1982 s’est superposée, est clairement inconstitutionnel.
Je suis intervenu à deux reprises jusqu’ici sur ce sujet : une première fois en commission parlementaire sur le projet de loi, ou j’ai témoigné à la demande du gouvernement, et la seconde fois il y a une dizaine de jours dans un texte publié dans L’aut’journal intitulé Le théâtre constitutionnel. J’interviens aujourd’hui pour la troisième fois. Je prévois que ce sera la dernière. Pour la suite des choses, je laisserai les événements, qui me semblent aussi prévisibles que du papier à musique, se dérouler.
Le droit constitutionnel n’est pas une science exacte, mais peu de choses sont aussi prévisibles que la contestation judiciaire de l’article 159 peu après son adoption, et j’estime très probable (on ne peut jamais dire certain), mais hautement probable que les juges fédéraux de la Cour supérieure, de la Cour d’appel et de la Cour suprême, si le gouvernement s’entête jusque-là, prononceront une déclaration d’inconstitutionnalité.
La question intéressante à mes yeux n’est plus de savoir si l’article 159 est ou non constitutionnel, elle est plutôt de savoir ce que feront le gouvernement du Québec et l’Assemblée nationale, après la campagne électorale de 2022, lorsque l’invalidité aura été prononcée.
Je précise que, jusqu’ici, j’ai surtout évoqué des motifs politiques, voire psychologiques, à l’encontre de la validité de l’article 159. J’ai parlé de fantasme d’une impossible réconciliation dans le cadre de la constitution d’une autre nation, ou de pensée magique constitutionnelle. J’ai même écrit que le droit constitutionnel avait toujours une dimension théâtrale, mais qu’ici nous nous surpassons et nous entrons dans le théâtre de l’absurde constitutionnel, celui de Beckett et d’Ionesco. J’ai conclu que nous attendons Godot collectivement avec l’article 159.
Comme je suis en présence aujourd’hui d’un de nos meilleurs constitutionalistes, je présenterai dans les prochaines minutes des arguments plus juridiques, qui sont à mon avis tout aussi catégoriques et, ce qui est beaucoup plus important, risquent d’être déterminants aux yeux d’un juge fédéral qui n’aura pas à se préoccuper de sa prochaine campagne électorale, qu’elle soit fédérale ou québécoise. Rassurez-vous, ces arguments ne seront ni trop longs ni trop ennuyeux.
Mais commençons par le commencement.
Le projet de loi 96 est intitulé Loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français. Il est destiné essentiellement à apporter de très nombreuses modifications à la Charte de la langue française, la loi 101, afin de la renforcer. Je laisse à d’autres, bien plus compétents que moi, le soin de commenter les aspects proprement linguistiques du projet de loi. Je pense ici à Frédéric Lacroix, Charles Castonguay ou le professeur Guillaume Rousseau. Je ne m’intéresse à titre d’expert qu’aux aspects constitutionnels du débat. Je m’intéresse bien sûr à l’ensemble à titre de simple citoyen.
Que dit le fameux article 159 du projet de loi 96? Il est différent du reste du projet de loi parce qu’il ne cherche pas à modifier la Charte de la langue française, ni d’ailleurs aucune autre loi québécoise. Il est unique parce qu’il cherche à modifier unilatéralement la constitution du Canada, ce qui le rend non seulement unique dans le projet de loi mais aussi dans toute l’histoire du Québec et du Canada. Une telle tentative est tout à fait inédite. Lorsque le procureur général du Québec se présentera devant un juge fédéral pour défendre la validité de l’article 159, il devra reconnaître au départ qu’il s’agit d’une innovation constitutionnelle majeure qui ne peut s’appuyer sur aucun précédent ni aucune jurisprudence directement comparable. Le juge accueillera cet aveu avec un scepticisme justifié et la côte sera difficile, voire impossible, à remonter.
Je vous lis l’article 159:
« 159. La Loi constitutionnelle de 1867 (30-31 Vict., ch. 3 (R.-U.); 1982, ch. 11 (R.-U.)) est modifiée par l’insertion, après l’article 90, de ce qui suit :
«CARACTÉRISTIQUES FONDAMENTALES DU QUÉBEC
«90Q.1. Les Québécoises et les Québécois forment une nation.
«90Q.2. Le français est la seule langue officielle du Québec. Il est aussi la langue commune de la nation québécoise. »
Pourquoi 90Q? À cette question, il y a deux réponses.
D’abord, parce qu’on veut identifier la provenance québécoise de la modification à la constitution du Canada.
Et aussi parce qu’il faut laisser la place aux autres provinces, qui pourront en faire autant. L’Alberta pourra adopter, selon cette vision québécoise, un article 90A, la Colombie-Britannique un article 90CB; un article 90O pourra être ajouté par l’Ontario, de même pour chacune de autres provinces.
Et comme il n’y aucune limite quantitative, pourquoi s’arrêter là?
Chaque province pourra ajouter une page, deux pages, 10 pages, cinquante pages à la Constitution du Canada. Comme je suis un homme modéré, je m’arrête à 20 pages. Nous aurions ainsi 200 nouvelles pages qui s’ajouteraient au texte actuel. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il s’agirait d’un ajout majeur qui n’avait jamais été envisagé par les auteurs de la Constitution canadienne en 1867 ou en 1982. Qui plus est, je souligne qu’aucune clause dérogatoire ne peut s’appliquer à la Constitution de 1867.
À ce stade, je vois le juge fédéral s’efforcer de dissimuler son irritation et son impatience.
Je le vois poser la question qui tue au procureur général du Québec : « Où allez-vous chercher le pouvoir de faire une telle chose, maître? Et avant que vous me répondiez, je vous préviens que je ne veux rien savoir de vos définitions sans doute très savantes de la nation québécoise. Ces définitions sont sans aucun doute très intéressantes, et il se pourrait même que je les partage personnellement, mais elles n’ont aucune pertinence devant moi en cette cour. La seule question pertinente que j’ai à trancher est de savoir si l’Assemblée nationale a le pouvoir de modifier unilatéralement de la Constitution du Canada. Ce pouvoir ne peut se trouver que dans la Constitution du Canada elle-même. À quel endroit? »
L’avocat qui représente le gouvernement du Québec dira alors la seule réponse possible dans l’état actuel des choses. Il ou elle dira que la réponse se trouve à l’article 45 de la Loi constitutionnelle de 1982. Je vous lis cet article :
« 45. Sous réserve de l’article 41 (retenez bien ces mots, je les répète, sous réserve de l’article 41), une législature a compétence exclusive pour modifier la constitution de sa province. »
Ici, j’ouvre une parenthèse pour souligner l’énorme contradiction sur le fait que le gouvernement du Québec invoque une constitution qu’aucun de ses prédécesseurs n’a signée et qui est considérée illégitime parce qu’elle a été imposée à la nation québécoise par la nation canadienne. Je le dis franchement et brutalement : adopter l’article 159, c’est l’équivalent de signer la Constitution. C’est une reconnaissance majeure et fondamentale du rapatriement du coup de force constitutionnel de 1982. C’est une abdication. Je me demande même si ce n’est pas le but de l’opération. Je referme cette parenthèse, mais seulement temporairement.
Je reviens au juge fédéral, qui sera exaspéré. Je le vois s’écrier : «L’article 45, c’est bien évident à la première lecture, ne vous donne le pouvoir que de modifier la constitution provinciale, maître. Il me semble que vous vous trompez de constitution. Dois-je vous rappeler que vous cherchez à modifier la Constitution du Canada? Il me semble que ce n’est pas du tout la même chose.»
C’est ici que ça se complique et que le procureur général du Québec devra commencer à patiner.
Il devra dire : « Oui, mais, parfois certaines dispositions de la Constitution du Canada font aussi partie de la constitution provinciale. C’est le cas de l’article 90 de la constitution de 1867. »
C’est à ce moment que le juge lui servira la réplique suivante s’il est bien préparé (ou sinon la partie adverse le dira) : « N’est-ce pas le même argument que vous avez présenté pour défendre la loi 101 originale sur l’adoption en français seulement des lois de l’Assemblée nationale au sujet de l’article 133 de la Constitution de 1867? La Cour suprême a catégoriquement et très clairement rejeté cet argument. Vous me servez du réchauffé constitutionnel, maître. Comment croire que ce qui est vrai pour l’article 133 n’est pas également vrai pour l’article 90 de 1867? »
Et la réponse sera presque certainement, je vois ça d’ici : « L’article 90 est rédigé différemment, monsieur le juge. »
Et le juge de dire encore une fois de manière très prévisible : « Expliquez- moi ça. Je veux non seulement comprendre le contenu, mais surtout le but recherché par l’article 90 comme la Cour suprême l’a souvent répété. »
« D’abord, monsieur le juge, l’article 90 est le seul article de la constitution du Canada qui porte le sous-titre de constitutions provinciales. »
Le juge répondra probablement : « Vous savez bien, maître, qu’un titre ou un sous-titre n’est jamais déterminant. Dites-moi le contenu et la raison d’être de l’article 90. »
« Le contenu porte sur la monarchie et les règles essentielles du système parlementaire, monsieur le juge. Il vise à assurer les mêmes règles pour les législatures provinciales que pour le parlement fédéral. »
Ici, le juge aura beaucoup de mal à contenir sa colère. « Quoi, vous voulez toucher à la monarchie unilatéralement? Avez-vous mal lu l’article 45? Il dit en toutes lettres qu’il s’applique sous réserve de l’article 41. Que dit l’article 41? Que pour toucher au statut de la monarchie, il faut l’unanimité fédérale-provinciale! Non seulement ça, mais la Cour suprême a dit en 1987 dans l’arrêt SFPO que la monarchie et le système parlementaire britannique ne font qu’un dans notre constitution! C’est pour ça que ça s’appelle une monarchie constitutionnelle! Voulez-vous rire de moi, maître? »
C’est ce qui s’appelle envoyer un avocat à l’abattoir. À ce stade, l’avocat du Québec saura que sa cause est perdue, s’il ne le savait pas avant de commencer. Mais il fera une dernière tentative si prévisible :
« La Cour suprême a dit maintes et maintes fois que la constitution est un arbre vivant qu’il faut laisser grandir et évoluer de manière flexible! »
C’est ici que le juge, ou la partie adverse, lui assénera le coup de grâce :
« La Cour suprême a dit aussi en 1987 qu’il ne fallait pas lui greffer des corps étrangers. Il y des greffes qui ne prennent pas, maître. Elles sont rejetées par l’arbre constitutionnel. La Cour suprême a aussi dit dans le Renvoi sur la sécession du Québec en 1998 qu’elle était la gardienne de l’architecture de la constitution. Et vous, vous venez me dire que vous allez radicalement bouleverser cette architecture unilatéralement. Vous êtes de moins en moins sérieux et crédible, maître!
« Je suis d’avis que l’article 90 de la constitution de 1867 ne fait pas partie de la constitution provinciale, il porte sur les constitutions provinciales, il leur dicte un contenu précis afin qu’elles ne dévient pas de la constitution canadienne. La réalité juridique est exactement le contraire de ce que vous affirmez, maître. »
Complètement désespéré et à bout de ressources, le pauvre avocat du Québec tentera un argument non juridique :
« Mais, monsieur le juge, le premier ministre du Canada et la Chambre des communes on dit en juin 2021 que c’était constitutionnel! Le ministre de la Justice du Canada a même dit qu’il avait des avis juridiques en ce sens! »
Ici, le juge pourra difficilement réprimer un éclat de rire intérieur
« Vous n’êtes plus un enfant, maître. Depuis quand croyez-vous aux promesses pré-électorales? Avez-vous ces avis juridiques? Moi non plus. Bien entendu, nous n’en verrons jamais la couleur. Ne savez-vous pas, maître, que l’histoire du droit constitutionnel est essentiellement celle des défaites des procureurs généraux du Canada et des provinces devant les tribunaux, et que c’est doublement vrai en droit autochtone? Vous savez très bien que les déclarations politiques, même au plus haut niveau, ne lient pas les tribunaux. Vous n’allez pas avoir cette naïveté, maitre. Citez-moi un seul jugement qui dit qu’une loi est constitutionnelle parce que le premier ministre, le ministre de la Justice ou la Chambre des communes l’a déclaré. Vous savez bien qu’une telle cause n’existe pas et que c’est plutôt le contraire qui est vrai. Allez vous asseoir, maître. Ce n’est pas votre journée. »
J’ai évidemment caricaturé dans ce dialogue imaginaire. Mais je crois que j’ai synthétisé le cœur du jugement à venir. Encore une fois, le gouvernement du Québec enverra des avocats à la guerre avec un pistolet à eau. J’en ai fait l’amère expérience personnellement et je ne le souhaiterais pas à mon pire ennemi.
Pour moi, tout cela est tellement limpide que je me suis demandé pourquoi on a tenu à se diriger vers un revers aussi cuisant. J’ai rejeté la première explication qui m’est venue à l’esprit, qui était la candeur constitutionnelle. Je l’ai rejetée parce que des gens sérieux ont travaillé sur ce projet.
Mais la seconde explication est tout aussi troublante. Elle est celle du capitaine du Titanic qui se dirige délibérément vers l’iceberg pour réveiller ses passagers inconscients ou endormis. Peut-être que les chemises qu’on va déchirer en public sont déjà achetées.
Je vous le redis : c’est du pur théâtre constitutionnel conçu dans une bulle à Québec.
La question donc est de savoir ce que fera le gouvernement du Québec après un jugement défavorable de la Cour supérieure. Bernard Landry ne s’est pas entêté jusqu’en Cour suprême. Il a compris après avoir perdu en Cour supérieure dans un autre revers prévisible qu’il lui fallait négocier la Paix des Braves et nous sommes heureux de sa décision.
L’équivalent d’un tel choix éclairé dans ce cas serait d’adopter une Constitution du Québec selon la procédure choisie par l’Assemblée nationale. Certains disent qu’une telle constitution serait aussi limitée par la constitution du Canada. Il n’en est rien et je serais heureux de l’expliquer en réponse à vos questions.
Je vous remercie de votre attention.
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