Les indépendances de Taiwan et du Québec

2021/11/05 | Par André Binette

L’auteur est constitutionnaliste

Lorsque j’étais étudiant en première année de droit à l’Université Laval, il y a beaucoup trop longtemps, j’ai suivi avec intérêt mon premier cours de droit international. L’une des premières lectures obligatoires était l’affaire de l’île de Palmas, un jugement rendu par la Cour internationale d’arbitrage en 1928 sur un différend diplomatique entre les États-Unis et les Pays-Bas. Je ne sais pas si cette affaire est toujours enseignée, mais elle a marqué mon esprit.  Elle démontre que la règle la plus fondamentale en droit international n’est nullement le droit à l’autodétermination ni les traités, mais bien le principe d’effectivité.  Le principe d’effectivité est la base de la souveraineté des États, depuis que celle-ci a définitivement remplacé l’autorité du pape ou de toute autre source de droit international d’origine européenne au dix-septième siècle, dans le Traité de Ryswick signé par Louis XIV.

Palmas est une petite île située au sud des Philippines. Celles-ci ont longtemps fait partie de l’empire espagnol. Elles sont d’ailleurs nommées en l’honneur de Philippe II, l’un des rois d’Espagne les plus puissants. En 1898, les États-Unis et l’Espagne se sont livré une courte guerre, qui s’est soldée par une défaite cuisante pour celle-ci. L’île de Cuba est alors devenue indépendante sous contrôle américain, et les Philippines sont devenues une colonie américaine dans l’océan Pacifique.  Les voisins des nouveaux maîtres étaient les Hollandais, les possesseurs de l’Indonésie depuis aussi longtemps que les Philippines avaient été espagnoles.

En 1906, un fonctionnaire américain débarque sur l’île de Palmas, située entre les archipels des Philippines et de l’Indonésie. Il est consterné d’apprendre que les Hollandais y exercent leur souveraineté depuis longtemps. Le gouvernement américain s’indigne. Il souligne que le traité de paix signé avec l’Espagne lui transfère tous ses droits de souveraineté dans le Pacifique, dont cette île qu’elle a toujours revendiquée.   Il s’agissait d’un conflit entre deux puissances coloniales, avant que les Philippines et l’Indonésie n’accèdent à l’indépendance peu après la Seconde Guerre mondiale.

L’arbitrage a donné raison aux Pays-Bas, parce que celle-ci y exerçait effectivement sa souveraineté depuis longtemps.  Les Hollandais y avaient planté des drapeaux, obtenu l'allégeance d'autochtones et levé des impôts. Cette souveraineté effective, ou de fait, avait plus de poids que la souveraineté juridique, ou de droit, des États-Unis qui découlait de son traité avec l’Espagne. Les faits politiques sur le terrain avaient créé un droit nouveau et étaient une nouvelle source déterminante de souveraineté.

Lorsque j’étais conseiller constitutionnel au Conseil exécutif du gouvernement du Québec en 1995, le fondement juridique de l’indépendance du Québec n’était clairement pas à mes yeux le droit à l’autodétermination, dont la portée est contestée, mais bien le principe d’effectivité invoqué dans l’affaire de l’île de Palmas. La Cour suprême du Canada a dû le reconnaître, peut-être à contrecœur, dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec en 1998; je n’avais pas manqué de soulever le principe d’effectivité à l’encontre de la Constitution canadienne dans cette affaire.  Le principe d’effectivité est si puissant et fondamental qu’il s’impose à toute autre règle de droit, qu’il s’agisse d’un traité ou d’une constitution.

Le principal exemple actuel de souveraineté de facto se trouve à Taiwan. Au-delà des différences, l'indépendance de Taiwan et le projet d'indépendance du Québec sont profondément liés. Taiwan est une province séparatiste aux yeux de la Chine. Sa souveraineté est inconstitutionnelle en regard de la Constitution chinoise. Taiwan n'a tenu aucun référendum et n'a fait aucune déclaration d'indépendance. Elle n'a jamais invoqué le droit à l'autodétermination ni affirmé que sa nation est différente de la nation chinoise. Rien de tout cela n'est déterminant. Elle est libre, prospère et démocratique. Tout ce qui compte en droit international est le contrôle du territoire, particulièrement s’il est appuyé sur la volonté populaire. Le principe d'effectivité crée une souveraineté de fait. Les faits politiques, particulièrement s'ils sont démocratiques, créent le droit. En termes contemporains, la souveraineté du peuple, qui se concrétise par l’occupation du territoire, est le fondement de celle de l’État.

Ce principe d'effectivité est si profondément légitime que les États-Unis, le Japon et d'autres pays sont prêts à défendre l'existence de Taiwan par les armes. Le Canada lui-même a envoyé des navires de guerre aux côtés des vaisseaux américains au large de Taiwan pour dissuader une attaque chinoise. Ceci place le Canada dans une profonde contradiction. Enverra-t-il des marins, dont certains seront Québécois, se faire tuer dans la défense d'une province séparatiste et inconstitutionnelle? Selon certains journaux, la Chine aurait averti le Canada, par un canal informel, que sa solidarité avec Taiwan menace la paix mondiale. Le Canada se moque ici de la Constitution chinoise. Leçon pour le Québec: quand le moment viendra, la Constitution du Canada n'aura aucune importance décisive. Le Québec n’aura à respecter la Constitution du Canada après un OUI référendaire que s’il juge que c’est dans son intérêt. C'est ce que nous dit clairement le droit international, qui repose sur la pratique des États, y compris celle du Canada.  

Le principe d’effectivité réconcilie le droit international avec la géopolitique, dont il est souvent le reflet. Il trouve un équivalent dans tous les systèmes juridiques. Le Code civil du Québec accorde un droit de propriété au possesseur d’un terrain après un certain nombre d’années. L’un des plus vieux adages de la common law canado-britannique est « possession is nine-tenths of the law ». Le fédéralisme donne déjà une moitié d’effectivité aux entités fédérées. Le fédéralisme canadien le fait encore davantage, puisque contrairement à d’autres fédérations, la propriété des terres publiques est provinciale. Sur le plan juridique, le projet d’indépendance du Québec est sur un terrain bien plus ferme que le droit à l’autodétermination.

Le principe d’effectivité peut toutefois être utilisé à mauvais escient. Israël s’en sert pour étendre son emprise sur les territoires occupés en permettant à ses colons d’agresser les Palestiniens pour les chasser de leurs maisons.  L’Espagne s’en est servie en envoyant ses forces policières empêcher la tenue d’un référendum sur l’indépendance de la Catalogne. Poutine impose l’effectivité de la Russie en Crimée. Sans légitimité démocratique, l’effectivité n’est que la loi du plus fort.

L’effectivité dépend de la capacité à créer un État viable dans le monde actuel. C’est ce qui distingue la nation québécoise des nations autochtones avec qui elle partage son territoire. Celles-ci n’ont manifestement pas la capacité de créer une souveraineté étatique effective. La nation québécoise pourra seule créer l’effectivité pour l’ensemble du territoire du Québec puisqu’il y fournit des services publics, y prélève ses impôts et y applique ses lois.

L’effectivité de l’État indépendant du Québec prévaudra sur la Constitution canadienne, mais sera soumise au droit à l’autodétermination interne, ou à l’autonomie, des onze nations autochtones reconnues par l’Assemblée nationale.   Ce droit à l’autodétermination interne sera garanti par le droit international même s’il ne l’est pas par la Constitution du Québec. La communauté internationale pourra imposer le respect des droits autochtones par le Québec en refusant de reconnaître son indépendance, même si elle existe dans les faits, car la reconnaissance des États demeure discrétionnaire : elle ne crée pas les nouveaux États, mais constate leur existence déjà établie par le principe d’effectivité.  Pour établir de bonnes relations avec la communauté internationale, il sera dans l’intérêt du Québec indépendant de respecter le droit à l’autodétermination interne de ses nations autochtones bien davantage que la province canadienne du Québec ne le fait aujourd’hui.

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